Qu’est-il arrivé au capitalisme ?

4ème épisode de notre revue de Chaos Monkeys d’Antonio Garcia Martinez. Les startups développent des modèles de conception, production et distribution de valeurs radicalement différent du modèle traditionnel du capitalisme du XXème siècle. À l’instar des logiciels qui ont donné leur nom au livre, ces nouveaux modèles sèment le chaos et bouleversent la manière même d’entreprendre.

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Suite de notre série (4/6) tirée de la lecture de Chaos Monkeys, le livre d’Antonio Garcia Martinez.


[rappel] Les articles précédents :

  1. Journal de bord du capitalisme à l’ère numérique : la critique générale du livre.
  2. Mais qui sont ces Singes du Chaos ? Comment les startups de la Silicon Valley s’inoculent du risque pour améliorer leur résilience ?
  3. Andy Warhol avait tout faux. Comment Facebook s’organise pour créer « un monde plus ouvert et plus connecté ».

Dans le présent article, nous verrons comment les startups de la Silicon Valley, ces Singes du Chaos, développent des modèles radicalement différent du modèle traditionnel du capitalisme du XXème siècle. Les deux derniers articles (à venir) porteront sur le carburant de cette nouvelle économie : la publicité en ligne, et la place de l’humain dans ce nouvel ordre mondial.

Mais revenons à notre capitalisme.

Ancien scientifique, Antonio Garcia Martinez est passé en quelques années de Goldman Sachs où il travaillait comme quant (concepteur de modèles mathématiques appliqués à la finance) à la Silicon Valley où il a occupé successivement les postes de salarié dans une startup, fondateur de startup et Product Manager chez Facebook. Il a ainsi vécu de l’intérieur la chute du capitalisme financier à Wall Street et l’explosion d’un nouveau capitalisme dans la Silicon Valley.

Son regard est assez désabusé : « pire moyen de gérer des ressources à l’exception de tous les autres » (pour paraphraser Churchill), le capitalisme selon lui serait « une farce amorale dans laquelle chaque comédien – investisseur, employé, entrepreneur, consommateur – est complice ». Par ces phrases, Antonio veut montrer la distance qu’il a pris avec un système dont il connaît mieux que personne la capacité de destruction. Il insiste également sur la part de plus en plus irrationnelle et intangible (farce, comédie, complices) d’une économie dans laquelle les acteurs misent sur des intentions et des probabilités plus qu’ils n’investissent dans des biens tangibles.

Au-delà des ces formules lapidaires, les phénomènes décrits dans ce livre dessinent en creux un bouleversement profond des fondements mêmes de l’économie. Après avoir subi la « financiarisation », le capitalisme est en voie de « GAFAisation » (le terme GAFA signifie Google, Apple, Facebook et Amazon : les « géants du web » américain et asiatiques lui impose leur nouveau modèle basé sur le risque et l’hypercroissance).

1. Le grand étiquetage

Depuis 1989 et la chute du Mur de Berlin, l’affaire semble entendue. Le capitalisme a gagné par KO. Aucun autre système n’est désormais en compétition. Un seul mot d’ordre : enrichissez-vous ! Même en Chine, le capitalisme a été décorrelé de la liberté individuelle et de la démocratie. La mondialisation triomphante ne semble avoir d’autres objectifs que de créer partout des classes moyennes avides de ces biens matériels et immatériels produits par quelques multinationales. « Le capitalisme désacralise tout, vole le monde des merveilles et ne nous le rend que sous la forme d’un vulgaire marché » nous dit l’auteur. Comment ? En mettant un prix sur tout. « Le moyen le plus rapide de réduire la valeur humaine, que ce soit un service rendu, une œuvre d’art,…est de lui donner un prix ». L’auteur compare le Capitalisme à un chef de rayon de supermarché qui se promènerait partout avec son étiqueteur pour coller des prix sur chaque objet : « tchunk ! tchunk ! ». Ainsi, l’entrée en bourse de Facebook va donner une valeur à l’entreprise, à ses salariés, à ses technologies et…à ses utilisateurs, dont l’activité représente un « actif » essentiel de l’entreprise. Pour Antonio, le parallèle avec le monde des plateformes du web est flagrant : nos identités, nos personnalités en ligne sont désormais étiquetées et catégorisées pour être vendues au meilleur prix : vous êtes peut-être une « maman urbaine », un(e) « influenceur de banlieue » ou un « quarantenaire technophile » (ou les trois à la fois). Cet étiquetage vise à mieux paramétrer les algorithmes de présentation de votre fil de contenus afin d’améliorer les articles et statuts qui vous sont proposés lorsque vous surfez sur votre application préférée. Ils servent aussi à cibler des publicités pour les annonceurs et se voient dotés d’un « prix » qui varie selon la probabilité que vous cliquiez sur cette publicité.  La mission de l’auteur chez Facebook consistera justement à automatiser cette monétisation en créant une place de marché en temps réel pour les annonceurs (nous reviendrons plus en détail sur ce sujet dans le prochain article de cette série : abonnez-vous).

Selon Antonio, l’entreprise elle-même est prise dans cet étiquetage géant : « c’est l’ambition de chaque entrepreneur : créer un jour une organisation à laquelle la société daigne donner un prix ».

2. Se faire payer en bananes

Les humains, comme les entreprises et les technologies, ont un prix. L’auteur démontre à travers sa propre expérience comment les rachats de startups, mis en scène et célébrés comme des victoires sportives, ne sont en réalité que des « primes à l’embauche » des équipes qui les constituent. Telle startup a été rachetée 5 millions de dollars alors qu’elle avait à peine sorti un produit encore plein de bugs ? C’est l’application simple du principe décrit ci-dessus au domaine du recrutement : on ne rachète pas une startup, on acqui-hire (traduire : acheter-embaucher) son équipe. Au « tarif » pratiqué en 2011, une équipe de 2 ingénieurs et un product manager « valait » entre 5 et 10 millions. En 2016 par exemple, un(e) ingénieur spécialisé en robotique dans l’automobile « pèse » plus de 10 millions de dollars. Il s’agit bien, comme chez Goldman Sachs, de paris sur les capacités de ces personnes à créer, lancer et développer des produits, et non de rachat d’actifs au sens comptable du terme. Le dispositif, l’auteur le découvrira à ses dépens, est très raffiné : si les salaires proposés et les avantages en nature sont attractifs, l’essentiel des sommes miroitées (les 10 millions) sont en réalité aussi un pari aussi pour le salarié. Il s’agit d’actions de l’entreprise qui l’embauche, assorties d’une période appelée vesting, durant laquelle il ne peut les revendre. Pas question qu’il file à peine arrivé. Cette période se prolonge en biseau par une durée durant laquelle ses parts sont « libérées ». Pour l’auteur par exemple cette période dure 4 ans pendant lesquels il peut toucher 1/48ème des sommes promises. Le nouveau salarié prend donc un double risque : celui de voir les actions baisser (it’s capitalism, stupid !) et celui d’être licencié du jour au lendemain pour une simple divergence stratégique ou un manque d’engagement.

Lorsque les profils visés n’ont pas de startup à acquérir, les techniques d’embauche restent les mêmes. Sheryl Sandberg, la papesse de Facebook, s’adressant à une cible chez Google : voulez-vous avoir ce poste aujourd’hui ou postuler l’année prochaine pour un poste sous l’autorité de celui que l’on aura embauché à votre place ? Toujours ce jeu de « poker menteur », toujours ces paris sur l’avenir.

Loin de créer des bataillons de salariés-entrepreneurs, ces dispositifs créent au contraire des comportements pervers au sein des startups. Malgré les injonctions du fondateur Mark Zuckerberg à « poursuivre la mission »  sans se préoccuper de l’entrée en bourse de l’entreprise, l’engagement des salariés est d’abord dépendant de leur niveau d’equity, le nombre d’actions reçues à l’embauche. Chez Facebook, les salariés présents aux débuts ont reçu un nombre d’actions nettement supérieur aux suivants, faisant d’eux des multi-millionnaires lors de l’entrée en bourse de l’entreprise. Les autres, comme Antonio, verront à peine la différence.

Dans un article de blog de 2010, l’auteur ironisait sur ces salariés : « Allez vous faire f…, j’ai vendu toutes mes actions » est ce que répondent les employés d’entreprises comme Microsoft ou Google embauchés avant leur entrée en bourse lorsqu’on leur demande de changer la bonbonne du distributeur à eau ».

3. Du chaos et des bananes: les nouvelles règles du néo-capitalisme

Dans un article précédent, nous avons vu comment l’auteur comparait la Silicon Valley à un zoo dans lequel les chaos monkeys sont gardés et nourris par les ventures capitalists (lire ici).

C’est le thème sous-jacent du livre : ce qui se passe dans la nouvelle économie n’est autre que la reproduction à l’échelle de l’entreprenariat du fonctionnement de la finance dérégulée à la Goldman Sachs. Parier sur des probabilités plutôt qu’investir dans des biens tangibles, et le faire à l’échelle, c’est à dire de manière massive et quasi-automatisée. Accepter de perdre sur de très nombreuses positions pour pouvoir gagner sur quelques unes. Traduit dans la Silicon Valley, cela signifie : en clair, personne ne sait quelles seront les startups qui réussiront à disrupter tel ou tel secteur, mais ce que l’on sait, c’est que lorsque l’une d’elle y parviendra, elle atteindra une position hégémonique et emportera toute la mise (pensez à Google).

Conséquence : plutôt que de sélectionner soigneusement quelques entreprises sur des marchés bien ciblés et y investir massivement, les capital-risqueurs préfèrent miser des sommes relativement faibles sur un très grand nombre d’aventures. Ils assument dès le départ qu’un tout petit nombre seulement parviendra à son but, mais que celles qui y parviendront offriront des rendements exponentiels qui couvriront les pertes des autres. Les fondateurs de Y Combinator, programme d’accélération qui a accompagné la startup d’Antonio, évoquent le ratio suivant : sur 110 startups présentes dans le portefeuille d’un investisseur, 100 échoueront, une petite dizaine sera rachetée avec un multiple suffisant pour « rentrer dans ses frais », et 1 seule permettra de récupérer les mises perdues dans les autres, le plus souvent par une entrée en bourse.

Le sujet n’est donc pas, contrairement au capitalisme « classique », de chercher la rentabilité des sommes investies dans chaque startup individuellement. Il est de détenir un portefeuille suffisamment riche, diversifié et dynamique pour trouver sa « licorne », celle qui permettra de ramasser le jackpot et recommencer. Une fois les premiers signes de succès, les startups font l’objet de « tours » d’investissement, dans lequels les premiers investisseurs « suivent » ou non, comme au poker. En attendant l’exit, ce moment – un rachat ou une entrée en bourse – où les parts deviendront de l’argent sonnant et trébuchant.

1 pour 110, voilà qui devrait aussi faire réfléchir les fonds d’investissement corporates qui pensent gagner de l’argent en entretenant une petite douzaine de startups propres sur elles. Et encore ces fonds n’ont pas le dixième de la connaissance, l’expérience et l’entregent de Y Combinator. Mais je m’égare 😉

Comme le disait Marc Andreessen, fondateur de Netscape et investisseur dans la Valley : « dans le futur il y aura deux types de jobs, les gens qui diront aux ordinateurs quoi faire, et les gens à qui les ordinateurs diront quoi faire ». Il y aura également deux types de capitalistes : ceux qui entretiennent les singes, et ceux qui réparent.

Prochain article :

Monétiser l’attention.

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Les illustrations sont tirées du film « Le Loup de Wall Street » et de #floodwallstreet

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