Laissez danser les fous sur la colline

Deuxième partie de notre article : « Comment réussir à échouer ? ». Après avoir étudié les facteurs psychologiques de l’aversion au risque, nous analysons ici comment une entreprise peut y pallier. En créant un environnement favorable à la créativité et à l’apprentissage, certaines parviennent à développer une culture du risque tout en « passant à l’échelle ». L’exemple que nous avons choisi – Google – n’est pas anodin. Malgré sa taille, le géant de Mountain View a réussi à maintenir une vision et une culture exceptionnelles, que nous vous proposons d’explorer.

15marches est une agence d’innovation
Découvrez nos offres

Deuxième partie de l’article « Comment réussir à échouer ? ». Première partie à retrouver ici.

Regardez tout d’abord cette courte vidéo. Tournée en 2009 au Festival de musique de Sasquash (Washington), elle a fait depuis le tour du monde. On y voit un homme qui danse seul au milieu de spectateurs assis sur une colline. Il est d’abord rejoint par une, puis deux personnes qui imitent sa manière un peu folle de danser. Un petit groupe s’approche alors, et en deux minutes toute la colline se précipite pour danser à leurs côtés.

Cette vidéo pourrait n’être qu’une des innombrables bizarreries qui circulent sur internet. Mais elle a été choisie par Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg pour illustrer un chapitre de leur ouvrage How Google Works (2014) consacré à la culture de l’innovation chez Google :

« innover c’est à la fois inciter le fou à danser seul sur la colline et permettre à celles et ceux qui le souhaitent de le rejoindre».

L’histoire du fou sur la colline est aussi une métaphore de la conquête client à l’ère numérique : d’abord quelques passionnés, puis une croissance exponentielle lorsque le « Chasm » a été franchi.

Les deux auteurs nous décrivent comment Google a su créer un environnement où les différentes composantes de la création sont libres de se frotter et confronter dans des combinaisons nouvelles. Un environnement où les idées ont le temps et la liberté d’évoluer, vivre ou mourir. Et où certaines pourront passer du first follower (le premier type en T-shirt vert) au momentum, quand la tendance s’accélère et la foule vous rejoint pour danser avec vous.

J’ai sélectionné dans How Google Works quelques points importants pour y parvenir.

1. Recruter des smart creatives

Pour les auteurs, l’innovation vient des employés. Par conséquent, recruter les bons profils, les conserver et leur permettre de s’épanouir est la chose la plus importante pour innover. Les managers sont invités à consacrer la majorité de leur temps au recrutement. Chaque Googler (nom donné aux employés) participe aux entretiens d’embauche dans son équipe.

Le profil recherché est celui de smart creatives. Schmidt indique qu’ils doivent « combiner une profondeur technique avec une connaissance business et un talent créatif ».

Le livre décrit en détail les compétences, aptitudes et qualités recherchées (à lire avant d’envoyer votre CV). Mais le plus important est la place que l’entreprise donne à ces smart creatives. Ils ne seront pas confinés à des tâches spécifiques, auront accès à toute l’information et la puissance de calcul de l’entreprise, et seront encouragés à développer leurs propres idées.

2. Il n’y pas de process pour innover

Jonathan Rosenberg évoque l’expérience antérieure d’un de leur collègue chez Yahoo. Considérant que l’entreprise n’innovait pas assez, les dirigeants le nommèrent au poste nouvellement créé de CIO (Chief Innovation Officer). Son rôle consistait à diffuser des formulaires aux employés afin qu’ils soumettent des idées qu’un comité d’HIPPOs (voir article précédent) approuverait ou non. À la place, il quitta Yahoo pour rejoindre Rosenberg.

« Chez Google, il n’y a pas de process pour innover, pas plus qu’il n’y a de poste ou de département consacré à l’Innovation dans l’entreprise. Il ne faut pas créer une bureaucratie de l’innovation (…) L’innovation doit être intégrée dans le tissu même de l’entreprise, pas dans un département spécifique de celle-ci. Quand vous l’isolez dans un groupe particulier, vous attirerez peut-être des innovateurs dans ce groupe, mais vous n’aurez pas assez de first followers » (ceux qui ont rejoint le fou sur la colline dans la vidéo).

Pour Eric Schmidt, l’entreprise doit reproduire en interne le concept de primordial ooze, ou soupe originelle. La « soupe originelle » est le composé chimique qui a permis aux êtres vivants de se développer aux origines de la terre. Schmidt utilise cette métaphore pour illustrer l’idée d’un environnement à la fois culturel, managérial et physique favorable à la fois à l’émergence des idées et au ralliement des premiers « suiveurs ».

« Le CIO est né pour échouer car il n’aura jamais le pouvoir de créer la soupe originelle. Dieu a créé la soupe originelle. Il n’a pas délégué cette tâche». Et de conclure : « le CEO doit être le CIO ». C’est aux dirigeants qu’il appartient de créer et maintenir les conditions favorables à l’innovation de leurs employés.

3. Laissez les innovateurs « faire leur truc »

« Les innovateurs dans l’entreprise n’ont pas besoin qu’on leur dise d’innover. Ils ont besoin qu’on les autorise à le faire (…) L’entreprise doit attirer les optimistes et leur donner un endroit pour créer le changement et l’aventure ». Attirer le fou sur la colline et laisser les autres le rejoindre. Ou pas.

Les meilleures idées ne ressemblent-elles pas à des idées folles au départ ? Au début de la vidéo, que pensiez-vous du « fou sur la colline » ? De ses deux premiers suiveurs ? Pour Schmidt et Rosenberg ce n’est pas à l’entreprise de décider quelles sont les bonnes et les mauvaises idées. Elle doit laisser faire les smart creatives. De même, chaque employé est autorisé, voire encouragé, à « arrêter la chaîne » s’il voit un problème ou une amélioration à apporter. Même si ce problème ne concerne pas leur département et leur niveau de compétence. Et ils le font.

L’auteur nous décrit le chemin que suit une innovation, from inception to fruition, de ses tout débuts à la réalisation. « L’innovation suit un chemin organique. Elle naît et mute dans la « soupe originelle », traverse une longue et périlleuse route. Au cours de cette route, les idées les plus solides accumulent des croyants et du momentum, et les plus faibles disparaissent. Pas de surinvestissement ni de sunk cost fallacy chez Google : de très nombreux produits ne trouvent pas leur public et sont fermés purement et simplement. En revanche, les équipes sont le plus souvent récompensées et réintégrées rapidement dans des projets désireux de profiter de leur expérience.

4. Les vrais artistes produisent

Je vous vois déjà en train d’imaginer votre quotidien chez Google, entre babyfoot à rallonge, sieste créative et vendredis consacrés à des projets perso. Désolé mais il n’en est rien. Comme nous l’avions décrit pour Pixar, la liberté et la créativité ne sont pas dues au hasard.Steve Jobs disait «real artists ship » (« ship » est une expression courante chez les développeurs qui « délivrent » du code) : les vrais artistes ne se content pas de chercher, ils produisent. Tous les jours. « Creativity loves constraints ». Schmidt nous explique que la principale contrainte doit porter sur le temps, pas sur les idées.

À l’ère d’internet, ce qui distingue les meilleures entreprises n’est plus la capacité technologique ou financière : c’est la vitesse du cycle ship and iterate (délivrer et itérer).

Google a institué une répartition des ressources pour favoriser cette vitesse:

– à l’échelle de l’entreprise 70% des ressources sont consacrés au core business, 20% à des projets « émergents » et 10% à des projets « totalement nouveaux » ; même s’il ne s’agit pas d’emploi du temps individuel, c’est un peu comme si votre entreprise travaillait 3 jours et demi par semaine pour son principal client, un jour sur des propositions commerciales et une demi-journée sur la R&D

– chaque Googler, même le patron, a des objectifs individuels connus et partagés par tous. Ces objectifs sont destinés à aider l’employé à se mesurer et se dépasser. Ils sont quantifiables et mesurables (par exemple : augmenter l’utilisation de telle fonctionnalité de X%). En revanche, ils ne sont ni notés ni récompensés .

– chaque employé a droit individuellement à l’équivalent de 20% de son temps de travail pour réaliser des projets personnels ; il peut accéder aux moyens de l’entreprise, mais il lui appartient seul de rassembler une équipe de premiers followers qui y consacreront leurs propres 20%; en revanche, ce temps n’est pas pris sur la semaine de travail : « en matière de temps de travail, on devrait parler en réalité de 120% » (Schmidt). Les projets personnels sont réalisés le week-end ou pendant les vacances d’été. Fin d’un mythe.

De Google Now à Google Transit en passant par des projets culturels et humanitaires, ces « projets 20% » ont non seulement permis de créer des produits à succès, mais ils se sont avérés déterminants pour attirer et conserver les smart creatives.

5.Laissez les utilisateurs faire le job

Quand Google a commencé son expansion internationale, les ingénieurs ont décidé qu’il était plus pertinent de laisser traduire les pages web par des utilisateurs « locaux » que par des traducteurs professionnels. Ils ont simplement publié les textes et fournis les outils pour le faire. Idem pour Map Makers, un outil qui permet à chacun de compléter les cartes de Google Maps.

google-map-maker-840x411

1 million de personnes « travaillerait » actuellement à améliorer les produits de Google, via notamment tous les outils ouverts mis en ligne. Schmidt et Rosenberg considèrent l’ouverture comme l’alpha et l’oméga des produits Google. Ils doivent être ouverts par défaut. À travers Android, mais également d’innombrables solutions qui font de Google l’un des premiers contributeurs au monde de l’open source. Non seulement l’ouverture permet d’améliorer les produits, mais elle permet de recueillir des feedbacks négatifs et des suggestions, moteurs de l’itération décrite plus haut. De quoi alimenter sans fin la primordial ooze.

En conclusion, ces mots d’Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg :

« Pour innover, vous devez apprendre à échouer correctement. Apprenez de vos erreurs : il n’y a pas un projet qui ne peut fournir de enseignements sur les techniques, les utilisateurs et le marché susceptibles de vous aider pour le prochain effort (…) Et ne stigmatisez pas l’équipe qui a échoué. Assurez-les de trouver un bon point de chute en interne. Les prochains innovateurs se souviendront du sort réservé aux précédents. Ce n’est pas un honneur d’échouer, mais au moins ils ont essayé».

Rejoignez, vous aussi, les fous sur la colline.

Si vous avez aimé cet article, vous pouvez le partager

Le 1er article, Comment réussir à échouer, est ici

Après avoir partagé cet article, vous pourrez lire également

Les 10 principes fondamentaux de l’entreprise

L’histoire de l’entreprise au rythme du lancement de ses produits

Les 8 plus grands flops de Google

Ne manquez plus un article (et faites moi plaisir !) :

15marches est une agence d’innovation
Découvrez nos offres

Découvrez nos newsletters
Suivre Stéphane Suivre Noémie