Comment réussir à échouer ?

On entend souvent que la peur de l’échec serait le principal handicap des entreprises traditionnelles face à des startups capables d’échouer sans casse et sans regret. La réalité est évidemment plus nuancée. Face au risque, tous les êtres humains réagissent à peu près de la même manière, plus aptes à protéger leurs acquis que saisir les opportunités. Certaines entreprises, conscientes de ces blocages, mettent en place organisations, culture et outils pour permettre à leurs salariés de prendre des risques et innover.

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Commençons par une petite fiction

Après un voyage dans la Silicon Valley, votre boss décide de prendre le taureau par les cornes : il ne sera pas celui qui a laissé son entreprise se faire ubériser par des geeks sortis de leur garage. Une équipe de brillants ingénieurs est rassemblée pour créer la nouvelle gamme de produits connectés qui doit « disrupter » le secteur. Choisie pour ses capacités à casser les silos de l’entreprise, une jeune chef de projet est désignée à plein temps. Un « Comité Innovation » composé des plus hauts salaires de l’entreprise (les fameux HIPPOs, Highest Paid Persons Opinions) sponsorise le projet en interne. La direction de la communication diffuse des communiqués vantant la « révolution digitale » en cours dans l’entreprise.

Dix-huit mois plus tard, le projet peine à atteindre les objectifs qu’on lui a assignés. Les difficultés techniques sont plus importantes que prévues. Des sous-traitants jettent l’éponge. Les premiers tests consommateurs sont négatifs. Certains membres de l’équipe quittent le navire pour des projets internes moins risqués. Les autres employés de l’entreprise commencent à critiquer ouvertement l’aventure : après tout, eux aussi avaient des idées mais personne n’a voulu les écouter. La direction financière, jusqu’alors tenue à l’écart, propose de couper net les ressources. Le Comité Innovation ne se dérobe pas : « nous avons déjà investi des millions, nous ne pouvons pas tout stopper ». Le projet se voit accorder une nouvelle dotation, mais avec des moyens restreints, des échéances plus serrées et un contrôle renforcé.

Vous connaissez la fin de l’histoire : le projet sera finalement stoppé en rase campagne, l’équipe dispersée et la chef de projet priée d’aller innover ailleurs. Il faudra plusieurs années avant qu’un nouveau « projet innovant » soit lancé. L’entreprise n’aime pas les losers.

Cette brève histoire d’un échec est évidemment caricaturale, même si elle s’inspire d’expériences entendues ça et là dans mes activités de consultant. Elle soulève de nombreuses questions non seulement sur la manière d’innover en entreprise, mais plus généralement d’y prendre des décisions.

Comment les humains qui dirigent nos entreprises se comportent-ils face au risque de perte et à l’opportunité du gain ?

Dans son brillant essai Thinking, Fast and Slow, Daniel Kahneman nous explique que face à des perspectives de gain ou de perte, les humains font face à des biais cognitifs. Ces biais les poussent à prendre des décisions qui ne sont basées ni sur la logique ni sur la statistique. Ces analyses empruntent au domaine de la psychologie comportementale, mais vous verrez qu’elles sont tout à fait transposables au sujet de l’innovation.

Nous décryptons dans la seconde partie la stratégie mise en œuvre dans des entreprises qui ont développé une culture forte de l’innovation. Comment ces entreprises favorisent-elles l’innovation en interne et en externe et maximisent-elles les enseignements en cas d’échec ?

La deuxième partie est ici.

Allons-y.

1. Pourquoi avons-nous peur de perdre ?

Revenons à notre exemple décrit en introduction. Le projet s’est enfoncé dans ce que Daniel Kahneman appelle la sunk-cost fallacy (« l’erreur des pertes irrécupérables »). Alors que tous les indicateurs disent d’arrêter les frais, ce sont justement ces « frais » perdus qui poussent les acteurs à continuer dans la même (mauvaise) direction. Pour ne pas constater de pertes définitives dans les comptes – et dans les esprits.  L’auteur en fournit un exemple très parlant : deux personnes ont prévu de se rendre à un concert dans une ville située à 30 kilomètres de chez eux. La première a payé son billet 70$. La seconde a gagné le billet lors d’une tombola. Une tempête de neige est annoncée pour le soir du concert. À votre avis, quelle est la probabilité que la première personne brave le danger et aille au concert ? Et la seconde ? Pour un agent économique parfaitement rationnel, les deux décisions seraient pourtant exactement équivalentes au coût du billet perdu.

Mais nous ne sommes pas des agents économiques rationnels. Au lieu de ne considérer uniquement que le ratio coût/opportunité à venir d’un projet, les humains regardent aussi les coûts passés. Leur aversion à la perte les pousse à intégrer la perte passée dans leur décision future. Ils bravent la tempête pour ne pas perdre le coût d’un billet. Ils continuent un projet qui ne trouve pas son marché malgré – ou à cause – des sommes déjà engagées.

La sunk cost fallacy n’est qu’un exemple de biais décisionnel parmi beaucoup d’autres. Je vous propose d’approfondir le concept d’aversion à la perte pour mieux comprendre ses effets sur la recherche de gains.

2. Pourquoi la peur de perdre est-elle plus forte que l’envie de gagner ?

Prenez les deux problèmes suivants :

Problème 1 : laquelle de ces deux options choisirez-vous ?
Recevoir de manière certaine 900€, ou avoir 90% de chance de gagner 1000€ (et donc 10% de chance de ne rien gagner) ?

Problème 2 : laquelle de ces deux options choisirez-vous ?
Perdre de manière certaine 900 €, ou avoir 90% de chance de perdre 1000€ (et donc 10% de chance de ne rien perdre) ?

(Deux exemples tirés de l’ouvrage de Daniel Kahneman suscité)

Vous serez probablement réticents au risque (risk averse) dans le problème 1 comme la majorité des gens ayant fait l’objet de l’expérimentation. Même si mathématiquement les deux valeurs sont identiques, vous choisirez de recevoir de manière certaine les 900€. Tant pis pour les 100€ supplémentaires que vous pourriez gagner, au risque de tout perdre.
Le chercheur indique que « la valeur subjective d’un gain de 900€ est plus forte que 90% (de la valeur subjective) d’un gain de 1000€ ».

Dans le problème 2 au contraire, si vous êtes comme la majorité des gens, vous choisirez la proposition la plus risquée. Plutôt risquer de perdre 1 000€ que d’en perdre à coup sûr 900. Selon l’auteur, ce choix « miroir du premier » suit les mêmes ressorts psychologiques : la valeur négative de perdre 900€ de manière certaine est plus forte que 90% de la valeur négative de la perte de 1000€.

Ainsi face au risque de gain ou de perte, nos comportements divergent. On se « contente de moins » s’agissant de la recherche du gain. On prend plus de risques quand toutes les options sont mauvaises. Nous avons l’explication scientifique de l’entêtement de notre Comité Innovation.

Cette asymétrie entre les « poids » donnés aux risques de gains et de pertes peut être – dans une certaine mesure – modélisée. Les auteurs ont établi qu’à partir d’un ratio de 2 pour 1 le biais est en quelque sorte compensé : il faut une perspective de gains au minimum deux fois supérieure à la perspective de pertes pour modifier nos comportements. Un « pari » dans lequel vous avez une chance égale de gagner 500 € et de perdre 500€ sera rejeté dans la plupart des cas. En revanche vous accepterez sans doute un pari dans lequel vous risquez de perdre 500€ si de l’autre côté vous pouvez gagner au moins 1 000€, soit deux fois la somme que vous risquez de perdre. Pourquoi ? Parce que la souffrance liée à la perte est nettement plus forte que le plaisir lié au gain. Du simple au double.

Vous comprenez dès lors les difficultés auxquelles sont confrontés les entrepreneurs qui s’attaquent à des aventures dont les coûts sont certains et les gains très aléatoires ? Parlez-en à votre banquier.

3. Rien à perdre, tout à gagner (et vice versa)

Selon Kahneman l’explication de cette asymétrie est à rechercher dans la nature animale des humains : « les animaux combattent avec plus d’ardeur pour éviter les pertes que pour réaliser des gains. Dans un monde où les animaux ont un territoire, ces principes expliquent le succès des « défenseurs » (…) Les biologistes précisent que lorsqu’un animal est attaqué sur son territoire par un rival, c’est presque toujours celui qui « possède » le territoire qui gagne la bataille (…). La peur de perdre ce qu’on a est une puissante force de conservation dans l’évolution ».

Face à l’évaluation des risques de gains ou de pertes, la différence qui sépare entreprises traditionnelles et startups n’est pas (que) liée à des pouvoirs surnaturels des secondes. Elle est aussi liée aux situations préalables des entreprises : la startup à ses débuts n’a par définition rien à perdre et tout à gagner, ce qui va la pousser à rechercher le gain maximum et négliger les risques de perte. Noam Bardim le fondateur de Waze n’écrivait-il pas dans  Quel est le vrai job d’un CEO de startup ? : « à sa naissance, une startup est dans une position unique : elle n’a aucune contrainte. Il n’y a ni produit, ni marché, ni employé, ni ressources humaines, ni question légale,…Un bon ami à moi qui lançait sa n-ième entreprise le décrivait très bien : « Je vis le meilleur moment de ma vie. Je ne me préoccupe que de signaux : aucun bruit, produit ou personne à gérer dans ma journée ». Ensuite, les choses changent : le parcours d’une startup ressemble ainsi à une spirale négative pour la qualité de vie du CEO, en lui ajoutant des contraintes : utilisateurs, clients, investisseurs,…même si nous avons besoin d’eux pour réussir. »

Conserver cette « candeur » et cette faculté de percevoir les signaux faibles est ce qui permet aux startups de maintenir leur capacité à innover tout en grandissant. Nous analyserons plus en détail leurs méthodes dans le second article (lire ici).

L’entreprise traditionnelle a en revanche un héritage, un « territoire » à défendre, qu’il soit patrimonial, commercial ou même culturel. Comme l’a très bien décrit Clayton Christensen dans son magistral « Innovator’s Dilemma », l’entreprise « sortante » est organisée pour servir ses clients actuels et optimiser ses « actifs existants » (produits, moyens de production, brevets,…). Face à de nouveaux marchés et des technologies de rupture encore mal connues, elle aura le plus grand mal à mettre ses troupes en ordre de bataille. Face à un changement de contexte, les mêmes causes qui ont conduit à son succès la conduiront à un échec presque certain. Comment se motiver pour de petits marchés incertains et des technologies non éprouvées ? Pourquoi risquer de perdre alors que l’on pense pouvoir continuer à gagner de manière certaine ? Sur l’échantillon d’études de Christensen, à peine 1% des entreprises confrontées à une technologie de rupture parviennent à garder leur leadership. Les autres disparaissent, le plus souvent supplantées par des « nouveaux entrants » qui n’avaient eux ni rente à faire fructifier ni réticence à découvrir de nouveaux marchés.

Dans un monde économique caractérisé par l’émergence de nouveaux marchés et l’accélération des découvertes technologiques, les territoires à protéger rétrécissent comme peau de chagrin : la bataille se joue désormais sur ceux qui n’ont pas encore été conquis. La capacité à innover devient non seulement un avantage compétitif, mais une condition de survie.

La suite « Laissez danser les fous sur la colline » est ici.

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J’ai emprunté le titre à l’ouvrage « Comment réussir a échouer. Trouver l’ultrasolution » de Paul Watzlawick (éd. Seuil) » qui n’a rien à voir avec le sujet de cet article (quoi que).

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