Les 4 piliers d’Amazon
Aux États-Unis, 20% des livres sont vendus sur Kindle, la tablette numérique d’Amazon. Les libraires indépendants eux n’en vendent plus que 10%. Le géant de Seattle symbolise à lui seul la transition de l’économie « matérielle » vers le numérique. Mais pour comprendre pourquoi Amazon domine le monde, il faut s’intéresser à sa culture et ses valeurs.
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Fondée en 1994, soit un an après le premier navigateur web, Amazon a toujours voulu être le “WalMart du web”. Ses 20 années de croissance ont été portées par la vision forte et impérieuse de son fondateur, Jeff Bezos : devenir le Everything Store, le magasin qui vend tout.
Dans la vidéo ci-dessous, le CEO se prête à un exercice traditionnel dans le milieu des tech companies américaines : le “pitch”, courte et percutante présentation publique. Amazon vient en effet de frapper un grand coup en rachetant Zappos.com, un marchand en ligne de chaussures et de vêtements, pour la somme extraordinaire à l’époque d’un milliard de dollars. Le fondateur doit rassurer avant tout les salariés de la startup de Las Vegas qui craignent d’être croqués par le géant.
Bezos parle seul face caméra. Le cadre choisi est le jardin de sa maison et le matériel, un simple paperboard. N’oublions pas que l’une des caractéristiques d’Amazon est la frugalité.
La présentation s’intitule : “Everything I know” (“tout ce que je sais”). Elle détaille la philosophie d’Amazon en 4 grandes valeurs : être obsédé par ses clients, toujours inventer pour ses clients, penser à long terme et se considérer toujours comme au premier jour.
1. “Être obsédé par ses clients”
C’est la valeur principale selon Bezos : “la seule raison pour laquelle Amazon.com est encore là après 15 ans”. Il oppose cette valeur à “l’obsession des compétiteurs”. Sa méthode est simple : “Nous commençons avec les clients et travaillons ensuite à rebours. Cela couvre beaucoup d’erreurs”.
Le fondateur rappelle que cette valeur est présente depuis les premiers jours chez Amazon : lors de l’installation de la startup dans le garage de sa maison au milieu des rallonges qui faisaient sauter les plombs, un programme faisait sonner une cloche à chaque vente sur le site. Ils durent rapidement couper le système compte tenu de l’emballement des ventes.
Le livre Jeff Bezos and the Age of Amazon (Brad Stone) contient de nombreuses anecdotes qui illustrent cette obsession.
– Bezos avait coutume de réserver “un siège pour le client” dans les réunions importantes pour rappeler à ses interlocuteurs sa préoccupation. Il fit de même lors de négociations cruciales pour l’entreprise comme celles avec Toys « R » Us. Le client avait sa place dans la stratégie d’Amazon.
– N’importe qui peut également écrire un mail à jeff@amazon.com : il le lira. Si le mail soulève un point important, il le transmetttra à ses collaborateurs avec une simple question en objet. Pour les destinataires de ces missives, ces questions “font l’effet d’une bombe à retardement”. Ils abandonnent toutes tâches courantes et ont quelques heures pour préparer une réponse qui sera présentée à Bezos lui-même. Les e-mails de Bezos, appelés aussi “escalades”, sont la manière du PDG de s’assurer que la voix du client est toujours entendue à l’intérieur d’Amazon. Et ces échanges ne restent pas lettre morte : lorsqu’un client s’est plaint d’avoir reçu des e-mails promotionnels d’Amazon pour des produits lubrifiants intimes suite à un achat de produits dans cette catégorie, Bezos a purement et simplement interdit tous les envois de mails promotionnels basés sur les achats des clients, au grand désespoir de ses équipes marketing.
– Bezos mettaient ses équipes en charge de la relation-client sous pression à l’aide d’indicateurs chiffrés qu’il suivait précisément. Un jour, il interrogea en pleine réunion exécutive le responsable du call center sur le temps moyen d’attente des clients au téléphone. Le responsable lui répondit bravement « moins d’une minute ». Bezos prit alors son téléphone et appela le Amazon-800 devant ses 30 collaborateurs. Dans un silence de plomb, la musique s’écoula par le haut-parleur pendant 4 minutes et 30 secondes. L’opérateur qui décrocha enfin entendit son PDG dire « c’était juste pour vérifier » puis raccrocher. Le responsable quitta la société quelques mois après.
2. “Inventer”
Deuxième feuille sur le paper board. L’explication commence par une incantation typique chez Bezos (aussi appelé Jeffism) : “Vous pouvez trouver votre chemin hors des sentiers battus (out of the box) uniquement si vous êtes convaincus que vous le pouvez”. En tant qu’ingénieur, Bezos croit au pouvoir des méthodes de résolution de problèmes et à la mesure des résultats. Comme Jobs, il n’accorde que peu d’estime au marketing : “Ce n’est pas aux clients d’inventer des produits pour eux-mêmes. Vous devez les écouter, mais ils ne vous diront pas tout. Donc vous devez inventer à leur place. Le Kindle, EC2 (le cloud à la demande d’Amazon lancé 3 ans avant),…ne seraient jamais là si nous n’avions pas une culture inventive.”
Nous racontons dans ce post la fantastique histoire d’Amazon Web Services, qui représente un tournant majeur dans l’histoire de l’entreprise. AWS et l’architecture qui l’accompagne ont été rendus possibles par l’ouverture et la formidable capacité d’invention de la firme.
3. “Penser à long terme”
“Une compagnie qui est obsédée par ses clients et qui invente pour eux doit penser à long terme. La plupart des initiatives que nous avons prises ont mis 5 à 7 ans pour produire le moindre dividende. Elles rapportent souvent des dividendes immédiatement pour les clients, mais pas pour les actionnaires. Penser à long terme nous autorise aussi à ne pas être compris tout de suite. Beaucoup des inventions disruptives que nous avons sorties ont été incomprises au début.” (lire ici un exemple)
Jeff Bezos ne plaide pas pour l’obstination : “Si nous pensons que nous avons raison, nous continuons, si nous pensons que nous avons tort, nous changeons. Mais nous ne cédons pas à ce type de pression qui forcent à agir à court terme”.
Ce point souligne une caractéristique forte du géant de Seattle. Amazon n’a presque jamais fait de profit en 20 ans : les gains générés sont ré-investis quasi-intégralement dans l’entreprise. Des sommes colossales ont été dépensées dans le développement du Kindle ou d’AWS.
Bezos considérait que la stratégie d’Apple – vendre des produits chers à marge élevée – créait un appel d’air pour la concurrence, qui s’empressait de se lancer sur le même marché pour en tirer profit. Il préférait une stratégie de faible marge, voire de dumping, afin d’écoeurer la concurrence.
Cette stratégie lui a permis de conquérir des positions dominantes dans de nombreux domaines. Elle a porté l’action d’Amazon dans les sommets.
[mise à jour : en juillet 2020, la capitalisation boursière d’Amazon est de 1 500 milliards de dollars, X 10 par rapport à ce graphique]
Le CEO justifie ensuite l’achat de Zappos en s’appuyant sur ses 3 valeurs : “Zappos a une obsession pour les clients que j’admire. Zappos a une culture totalement unique que je n’ai jamais vue ailleurs, et cette culture associée à cette marque est un capital à elle seule : la marque Zappos, les clients de Zappos, les employés de Zappos. Je veux voir ces choses continuer”.
Tony Hsieh, le patron emblématique de Zappos, appuiera la vente en diffusant un email très personnel à tous ses salariés : à lire ici
5 ans après, Jeff Bezos a tenu parole et Zappos continue d’étonner le monde avec sa culture d’entreprise unique.
“Nous avons beaucoup de croissance devant nous avec Zappos, ce n’est que le commencement”.
Ce qui amène Bezos au 4ème et dernier point de sa short list.
4. “C’est toujours le premier jour”
“Il y aura toujours plus d’invention dans le futur, toujours plus d’invention pour les clients, toujours de nouvelles raisons d’être obsédé par les clients”.
Penser à long terme ne signifie pas pour Bezos développer des produits toujours plus innovants en espérant qu’ils soient adoptés. Au contraire.
Le livre Googled de Ken Auletta rapporte ses propos sur ce sujet : “La question la plus courante que l’on me pose est : qu’est-ce qui va changer dans les 5 prochaines années ? C’est la mauvaise question. La bonne question est : qu’est-ce qui ne va pas changer dans les 5 ou 10 prochaines années ? Toute l’énergie que vous investissez dans ces choses aujourd’hui rapporteront toujours des dividendes dans 10 ans. Tandis que si vous basez votre stratégie sur des choses plus transitoires – qui sont vos concurrents ? quelles sont les technologies disponibles ? etc. – ces choses vont changer si rapidement que vous devrez vous aussi changer votre stratégie très rapidement.”
On voit mal ce qui empêchera Bezos de réaliser son idée de départ : créer le « Everything Store », le magasin qui vend tout. Mais cette dernière maxime nous rappelle que Bezos ne s’arrêtera pas à son premier objectif.
Comme pour Larry Page et Serguei Brin les fondateurs de Google , celui dont l’un des passe-temps est de développer des vols spatiaux privés vise autre chose.
Toujours au premier jour, toujours plus haut.
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