La méthode Apple (3/3) : My Plateform is Rich
Dernier article d’une série de 3 sur les moteurs du succès d’Apple, après le design et l’expérience utilisateur. Ce dernier post expose le business model développé autour de l’App Store, une plateforme qui permet à Apple de tirer profit de l’innovation produite à l’extérieure tout en contrôlant l’expérience utilisateur.
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1. Transformer la Longue Traîne en or
Le 16 novembre 2011 l’application « Pizza Bot » est mise en ligne sur l’App Store d’Apple. Pour 89cts d’euros, vous pouvez combattre un méchant robot à l’aide de jets de sauce et autres ingrédients à votre disposition. Même si est elle jugée « addictive » par ses commentateurs, l’application trouve son principal intérêt dans l’âge de son concepteur, un Irlandais de 12 ans. Harry Moran est devenu à cette date le plus jeune développeur du monde sur l’AppStore d’Apple. Comment un collégien a-t-il pu, sans formation particulière ni financement concevoir un jeu et le lancer sur un marché de centaines de millions d’utilisateurs ? Le premier iPhone sorti en 2007 ne bénéficiait pas d’un accès correct à internet en mobilité. Ce défaut est vite corrigé avec la sortie du modèle 3GS en juillet 2008, qui accompagne le lancement officiel de l’AppStore, une boutique en ligne d’applications mobiles. Une application mobile est un logiciel téléchargeable via une boutique en ligne, qui permet de réaliser une ou plusieurs tâches bien précises : retoucher des photos, envoyer des messages, consulter son compte en banque, se repérer,…Elle utilise une partie des fonctionnalités du téléphone (voix, micro, GPS par exemple) et – souvent – fonctionne hors connexion au réseau. Une application, ou web app, ne doit pas être confondue avec un site web mobile, qui est une version du site web adaptée à la configuration de l’écran d’un smartphone (ergonomie, taille et types de visuels,…). Même si les sites mobiles sont de plus en plus fonctionnels, les apps sont considérées comme fournissant une meilleure expérience utilisateur et des fonctionnalités nettement plus riches. Alors que les sites mobiles peuvent être lus sur n’importe quel navigateur, les applications sont « natives » : elles ne fonctionnent que sur un type d’environnement spécifique, comme iOS pour Apple, Android pour Samsung, Blackberry ou Windows Phone. Lorsque Niji développe une application mobile pour le site L’Équipe, il doit créer une application différente pour chaque environnement. Quelques mois avant le lancement de l’App Store en 2008, Apple avait présenté aux développeurs le « kit de développement de logiciels » (ou SDK) qui leur permettrait de créer facilement des applications destinées à l’App Store. La firme de Cupertino emboîtait ainsi le pas de son rival Microsoft qui avait dès les années 90 développé ce type de relations dans un modèle de plateforme logicielle. Steve Jobs, d’abord réticent, s’est laissé convaincre de « tirer avantage de milliers de développeurs de logiciel en maintenant un contrôle suffisant pour protéger l’intégrité de l’iPhone et la simplicité de l’expérience utilisateur (…) Une solution magique qui permettrait d’atteindre le juste équilibre. On avait le bénéfice de l’équilibre tout en conservant le contrôle global » (Walter Isaacson, Steve Jobs) Comme pour la musique avec iTunes et l’iPod, cette formule allait contribuer à un succès sans précédent de l’App Store : lancé avec seulement 500 « apps », la plateforme allait dépasser le million d’applications au bout de 5 ans, téléchargées à plus de 70 milliards d’exemplaires. Pour la seule année 2013, c’est 30 milliards d’applications qui ont été chargées, soit 80 millions de téléchargement…par jour ! La qualité de l’expérience utilisateur semble payer : si les ventes d’appareils équipés d’Android (Samsung, Nexus,…) ont explosé depuis 2010 et représentent 80% du marché des smartphones, les utilisateurs d’iPhone sont les premiers utilisateurs du web (sites et applis) en mobilité. Les ventes d’iPhone ne représentent que 14% des ventes de smartphone, mais iOS représente 53% de l‘usage du web mobile contre 36% seulement pour Android. Les utilisateurs Apple surfent 3 à 4 fois plus que les autres en mobilité. (Voir le détail ici). Le modèle de revenus imposé par Apple ferait pâlir n’importe quel distributeur en ligne : la firme retient 30% du montant des ventes effectuées via son App Store. L’éditeur de l’application paie également un abonnement d’environ 90€ par an pour accéder au kit de développement. En contrepartie, l’éditeur bénéficie de l’exposition offerte par l’App Store, d’un système de notations et de commentaires qui permet la mise en avant de l’application. Et bien sûr des 70% des revenus générés par son application : produits des ventes si elle est payante, publicité et achats « in-app », c’est à dire effectués pendant la navigation. Si l’éditeur est libre de fixer le prix de son application, la grande majorité des apps sont gratuites ou disponibles en freemium : les fonctionnalités de base sont gratuites, mais il faut payer pour en bénéficier de supplémentaires. La publicité, sous des formes variées, est en fort développement, même si ses recettes sont très inférieures à celle des sites web et de la télévision. En 2011, quand le jeune Harry sortait Pizzabot, 200 millions d’utilisateurs dans le monde avaient déjà chargé près de 15 milliards d’applications via la plateforme d’Apple. Apple indique dans son rapport financier que son App Store lui a rapporté 10 milliards de dollars en 2013, dont 1 milliard pour le seul mois de décembre. Apple précise que « les incroyables développeurs ont maintenant gagné 15 milliards de dollars sur l’App Store ». Cela porte à 50 milliards de dollars les revenus totaux générés par la plateforme, dont 30 pour la seule année 2013 ! 30 milliards, c’est le chiffre d’affaires d’une multinationale comme la Société Générale…Avec l’App Store, Apple a réussi là où Google a échoué : monétiser le web, transformer la Longue Traîne des contenus en recettes pour les développeurs comme pour les diffuseurs.
2. Don’t Be an App, Be a Platform !
Quelles leçons peut-on tirer d’un tel succès ?
Garder le contrôle du jeu
Apple n’est pas un simple site qui connecte développeurs et utilisateurs, comme Leboncoin ou YouTube. Même avec le kit de développement, je ne peux pas mettre en ligne l’appli que j’ai créée alors que je peux mettre en ligne seul cet article de blog ou une vidéo sur YouTube. Je dois soumettre mon application à Cupertino suivant une procédure bien précise (voir le détail ici ) : les services d’Apple ont ensuite un droit discrétionnaire d’autoriser ou non son lancement pour des raisons techniques, commerciales ou…morales. Steve Jobs par exemple s’est personnellement opposé à la diffusion d’applications avec des contenus pornographiques sur l’App Store (« si les gens veulent voir du porno qu’ils achètent un Android »), s’attirant les foudres des adeptes de la liberté d’internet jusque dans son conseil d’administration. Mais Apple s’autorise également à retirer une application déjà disponible qui ne respecterait pas ses propres règles, comme l’a illustré l’ « affaire Appgratis » en 2013.
Privilégier la coopétition à la compétition
D’une manière plus ambiguë, Apple se sert des applications tierces pour « tester le marché » et capter des innovations qu’il choisit de développer ensuite lui-même pour ses propres produits. Cas personnel : j’avais chargé une application (gratuite) qui transformait le flash de mon téléphone en lampe de poche. La mise à jour de l’OS m’a fait découvrir que cette fonctionnalité était désormais intégrée par défaut dans mon téléphone. J’ai supprimé l’appli Lampe de Poche. C’est là l’une des grandes spécificités de ce type de plateformes : en accueillant les applications tierces, elles acceptent également les applications concurrentes à ses propres applications. Cette « ouverture » est quasi obligatoire : comme un supermarché qui dé-référencerait de grandes marques, la plateforme prendrait le risque de perdre les aficionados de ces marques si elle ne les vendait pas. Lorsque ce concurrent s’appelle Google, la situation devient on ne peut peu plus sensible. Après le lancement d’Android en 2009 Steve Jobs considère que Google, dont Éric Schmidt le PDG siégeait au conseil d’administration d’Apple, l’a trahi: « Google pille notre iPhone ! (…) Je détruirai Android, parce que c’est un produit volé !» (in Steve Jobs, de Samuel Isaacson).
Sans interdire les applications de Google, Apple va chercher à favoriser ses propres applications. Installée par défaut sur l’iOS dès 2007, l’application YouTube en sera absente en 2011, comme sa consoeur Google Maps. L’internaute devra charger cette application via l’App Store comme une vulgaire PizzaBot. Le lancement prochain d’iOS 8 devrait renforcer cette tendance : Apple va intégrer plus étroitement l’expérience utilisateur entre ses différentes Apps (cliquer sur un lien dans un mail ouvre Safari) et ses différents appareils, grâce au Cloud. Le jardin clos étend son emprise dans les nuages (voir l’article ici ). Quel est l’intérêt pour une application comme Google d’être présente sur la plateforme d’un concurrent ? La real politik du billet vert : les revenus publicitaires sont générés quand un internaute clique sur une des publicités, même s’il clique sur un écran d’iPhone ou d’iPad. Avec l’explosion de la publicité sur mobile, Google le leader incontesté ne pouvait être absent des poches et des salons des utilisateurs d’Apple, les plus grands consommateurs de contenus et services en ligne. C’est l’un des objectifs de la coopétition (voir une définition pas totalement satisfaisante ici ) : « permettre à deux concurrents de passer d’une stratégie défensive (réduction des coûts) à une stratégie conjointe plus « offensive » afin de créer plus de valeur (exploration d’un nouveau marché par exemple) et se différencier ».
Tirer profit de l’innovation des autres
Un des principes de l’innovation ouverte est de reconnaître que l’essentiel de la puissance d’innovation est située à l’extérieur de l’entreprise, et non à l’intérieur. L’entreprise doit dès lors se concentrer sur la construction d’une infrastructure de biens et services visant à tirer le meilleur parti de cet «extérieur».
Marshall Van Alstyne, un professeur de l’Université de Boston, l’explique dans un article de MIT Technology Review : « Si vous produisez la valeur, alors vous être une entreprise classique. Mais il y a de nouveaux systèmes dans lesquels la valeur est créée en dehors de l’entreprise, c’est le business des plateformes (platform business). Apple reçoit 30% des revenus tirés des innovations des autres dans son app store. Je définis une plateforme comme un standard publié qui laisse les autres se connecter à lui, ensemble avec un modèle de gouvernance, qui définit les règles sur « qui reçoit quoi ». Les plateformes cherchent à faire se rencontrer l’offre et la demande du mieux possible. La rencontre entre conducteurs et passagers pour Uber. Entre touristes et capacités d’hébergement pour AirBnb. »
Le réseau routier d’un territoire est une plateforme sur laquelle circulent des véhicules construits par des personnes tierces par rapport au propriétaire de ce réseau, et conduits par d’autres tiers. Le réseau ferroviaire s’apparente à une plateforme jusqu’à son nom. Le GPS est devenu une plateforme quand l’administration américaine a décidé que cette infrastructure exclusivement militaire allait s’ouvrir – gratuitement ou presque – aux usages privés. Amazon Web Services est LA plateforme de services d’information qui a permis l’explosion de la nouvelle économie du web. Nous en parlerons plus en détail dans un post à venir.
« Cela suppose souvent d’autoriser l’arrangement de certaines fonctionnalités d’une manière que vous, le designer original, n’avait pas imaginé. Les développeurs ont combiné les fonctions de l’iPhone de centaines de milliers de manières différentes que Apple n’avait pas imaginé. » (in Van Alstyne). Justement ce que déplorait Steve Jegge, le célèbre développeur de Google passé par Amazon :« Nous sommes en train d’essayer de prédire ce que les gens veulent et de le réaliser pour eux. » Alors que pendant ce temps, Amazon faisait le contraire (cité par Verdier et Colin ). L’innovation ouverte c’est aussi laisser les autres se planter à votre place. Harry le développeur irlandais pré-pubère n’a sûrement pas payé ses études avec son appli. Angry Bird, le jeu au 1 milliard de téléchargement, est le 52ème jeu développé par Rovio. Et aucun des 51 précédents n’a vraiment marché. Combien de centaines de milliers d’applis ne sont jamais téléchargées, ni utilisées ? Les plateformes permettent de repérer ce qui marche… et de jeter le reste. Seul le client décide.
En conclusion : Une plateforme n’est pas qu’une infrastructure. C’est aussi une stratégie, presque une philosophie. « Les plateformes, c’est de la pensée sur le long terme » (Yegge, précité).
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