Peut-on réinventer les médias ?

Interview d’Emmanuelle Leneuf, journaliste et créatrice du Flashtweet. Le succès de cette chronique quotidienne sur le réseau social nous en apprend beaucoup sur la facilité à créer un media grand public à l’ère d’internet.

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Bar de l’Hôtel Scribe à Paris. Autour de nous, des gens discutent affaires. L’atmosphère est feutrée. J’avais déjà rencontré Emmanuelle Leneuf au même endroit plus tôt dans l’année. À l’époque, elle n’avait pas encore inventé le Flashtweet, ce phénomène médiatique non identifié. Mais elle était déjà riante, simple et directe.
Je sais pour en avoir parlé autour de moi que le Flashtweet divise. À son évocation, certain(e)s lèvent les yeux au ciel en soupirant tandis que d’autres saluent l’ « idée innovante ». Pour ma part, je me suis intéressé à cette chronique matinale car elle symbolise selon moi beaucoup de ce qu’internet permet aujourd’hui :

Flashtweet
– créer un media grand public « à partir de rien » en quelques mois, depuis chez soi
– inventer un nouvel usage pour un réseau social réputé complexe
– rencontrer le succès grâce à sa capacité à créer du lien
– réinventer son métier de l’extérieur.

Bref, j’espère que cet interview convaincra les plus indécis(e)s et intéressera les autres.

Peux-tu te présenter en 140 caractères ?

Non, c’est trop dur (rires). Journaliste. Économique. Passionnée par la tech et le digital.

OK, alors dis-nous quel est ton hashtag préféré ?

#flashtweet

Te souviens-tu de ton premier tweet ?

Mon premier tweet remonte à très longtemps, en 2010, pendant une formation. C’était pas très intéressant : «@2jmanceau ça c’est de l’info coco !… ».

Et ton premier Flashtweet ?

Hola, tu es dur avec moi. Je ne m’en souviens pas. (NDLR : Heureusement, on l’a retrouvé depuis)

Comment t’es venue l’idée du Flashtweet ?

En gros, Twitter c’est quoi ? C’est un flux ininterrompu d’informations, qui peut créer des frustrations. Sur le thème : « j’ai peur de rater une info importante parce que je ne suis pas devant ma timeline. ». Cette frustration crée cette fameuse FoMO (fear of missing out, la peur de rater quelque chose NDT) que j’ai ressentie moi-même. L’autre constat est que cette succession d’information cohabite sans repère, sans hiérarchisation, et mène à la non moins célèbre « infobésité ». Partant de ce constat, j’ai eu l’idée de créer un media qui répondrait à ces deux problématiques, et qui aurait pour but de sélectionner et hiérarchiser l’information et de mettre l’accent sur tout ce qu’il ne fallait pas rater sur l’innovation et le numérique, en 10 tweets. Je voulais aussi revenir à l’essence de mon métier : la sélection, la hiérarchisation de l’information, à côté de la recherche de l’information, le scoop, qui est plus mon ADN après mes 15 ans passés à la Lettre de l’Expansion. Mon métier était de trouver les informations qui n’étaient jamais parues, et le « attendez-vous à savoir qu’il va se passer ça dans le milieu du business ».

Est-ce que le Flashtweet n’est pas une revanche du journalisme sur le réseau social ?

C’est un peu le retour du journalisme là où il avait disparu. Il y a ce flux ininterrompu d’informations pas du tout hiérarchisées, où tout est à peu près au même niveau. C’est le twittos qui fait sa sélection, sa hiérarchie, et se trouve parfois perdu par rapport à cette « immensité ». C’est d’ailleurs un des freins identifiés pour aller sur Twitter, dont on me parle beaucoup quand je rencontre les gens. En gros, « je n’y vais parce qu’il y a trop d’informations », or « trop d’information tue l’information ». Forte de ce constat, il m’est apparu assez évident, un jour dans ma salle de bain, qu’il fallait créer un rendez-vous le matin, à 7h30, pour donner mon Top 10 innovation et numérique.

Et l’originalité de ton idée, c’est de l’avoir fait sur Twitter, pas sur un media « traditionnel ». Tu as pris Twitter à son propre jeu ?

Absolument.

Est-ce que tu as été surprise par le succès, le nombre de « lecteurs » et leur engagement ?

C’est un des traits marquants du Flashtweet. Un media qui s’est vraiment créé par cette communauté, avec cette communauté, qui est venue très tôt. Des gens que je ne connaissais pas, des ambassadeurs qui ont vu le Flashtweet, qui ont trouvé ça bien, qui appelaient leurs abonné-e-s à le suivre. J’avais des early adopters qui ont drainé du trafic, qui se sont pris de passion pour le Flashtweet. La communauté c’est plutôt des experts, des passionnés du digital, qui aiment ça, qui vivent quasiment pour ça. 10 tweets. Tous les matins.

Avec des rubriques récurrentes. Marketing, Startups, Big Data, IoT, infographie (le rendez-vous au milieu) et les long reads à la fin, construit comme un journal, avec toute la première partie qui est l’information chaude que je vais chercher sur les sites américains le matin, et la deuxième partie après l’infographie (qui est comme les pages centrales du journal), avec les long reads, et le dernier le must read qui est l’article qui ouvre des perspectives et me permet aussi de traiter des sujets qui ne rentrent pas forcément dans les rubriques que j’ai mise en place.

En termes d’audience, de quoi parle-t-on ?

En moyenne c’est entre 20 et plus de 100 partages par tweet. Entre 200 et 1000 par jour. L’infographie est en général celle qui marche le mieux. Le plus fort ça a été à la rentrée un article d’Hervé Monnier qui a fait 150 retweets : « les bonnes résolutions de la rentrée », dont l’une était de lire le Flashtweet (rires). En volume de retweets, j’étais à 2100 en mars 2015 par mois et je suis à plus de 10 000 aujourd’hui.

C’est pour ça que je parle de media : un média c’est une ligne éditoriale, « comment le numérique impacte l’organisation des entreprises et la société », le ton « l’info sérieuse sans se prendre au sérieux » et l’audience, les gens qui sont là le matin, qui attendent le Flashtweet, qui sont au rendez-vous dès 7h15, qui battent le rappel, qui envoient des images, des messages, et qui participent à la création de cette communauté et qui se retrouvent. C’est vraiment un media fédérateur et créateur de lien. Ce sont des gens qui sont contents de se retrouver autour du Flashtweet. Ils rencontrent par l’intermédiaire du Flashtweet des influenceurs et d’autres gens importants.

Est-ce qu’il y a déjà eu des gens qui se sont mariés grâce au Flashtweet ?

Pas encore mais je pense que ça va arriver (rires). Il y a un couple qui s’est créé. J’ai des noms !

Comment ça se passe derrière le rideau ? C’est quoi une journée de Mme Flashtweet ?

C’est très prenant. C’est comme une matinale, il faut se lever tôt. Je ne dors pas beaucoup en ce moment. Le soir je commence à regarder les long reads pour être moins stressée pour la deuxième partie du journal. Le matin il faut que je sois présente car il y a beaucoup d’interactivité. C’est 100% humain et 0% robot. Il n’y a pas d’algorithmes. C’est tout artisanal. Buffer me sert d’outils d’édition, pour les photos notamment, et de cadencer la diffusion toutes les 5 minutes. Je lis beaucoup de choses, je picore, j’ai des comptes favoris. Mes sources sont à 80% anglo-saxonnes : Techcrunch, Mashable, Forbes, Business Insider,… et puis les blogs…de Stéphane Schultz sur l’innovation (rires) de Yann Gourvennec, Hervé Monier et Éric Debray.

Combien de temps cela te prend-il ?

En moyenne entre 3 et 4 heures par jour. Ça dépend de l’actu. Des fois les infos s’imposent d’elles-mêmes, et des fois je me fais des frayeurs : il est 7h25 et je n’ai que les deux premières infos ! Des fois je n’ai pas la première, et la première est importante ! C’est la une, c’est comme un journal. Mais c’est comme dans la presse : on y arrive toujours ! Aucun journal n’est jamais sorti avec des pages blanches.

Tu réponds à chaque message, tu interagis beaucoup…

Oui, c’est l’interactivité. J’ai un mot pour chacun, c’est ce qu’ils apprécient. En fait j’ai incarné l’information, personnifié l’information. Moi, dans mon métier, j’ai toujours fait des formats « dépêches AFP ». Pas signées, info brute. J’aime bien ce côté là, j’adore aller chercher l’info. J’ai gardé ça avec le Flashtweet : chercher l’info en exclusivité, les billets de blog en exclusivité, l’info avant tout le monde. Le scoop, j’adore ça. À la Lettre de l’Expansion ça se traduisait par une écriture très formelle. Mais je crois vraiment que l’économie doit être incarnée dans les medias. Derrière il y a des histoires d’hommes, et c’est ça qui m’intéresse. Par rapport à toutes les timelimes qui sont très monochromes.,…

Je sais que les « vieux twittos » regardent ça d’un air condescendant en mode « c’était mieux avant ». Très geeks, « on est des spécialistes, il faut être très sérieux ». Moi je crois vraiment que l’économie et l’information c’est aussi créer du lien, entrer en relation. Qu’est-ce que c’est ? C’est le courrier des lecteurs. C’est la réinvention du courrier des lecteurs mixé avec le Forum propre à l’Internet. L’intérêt de Twitter, c’est aussi l’immédiateté. La souplesse, la réactivité. Tu as l’info tout de suite. Mais derrière, il y a aussi la proximité finalement. Les gens qui font partie de la communauté me disent tous la même chose : quand ils se rencontrent, ils s’apprécient. Pourquoi ils s’apprécient ? Ce qu’ils viennent chercher quand ils viennent sur le FlashTweet,-les valeurs que je défends-, donc quand ils se rencontrent ça crée des liens beaucoup plus forts. En échangeant un petit mot, même un smiley, on peut créer des liens. Utiliser le langage des emoticons est un parti pris pour son côté visuel, son côté langage universel et son côté émotionnel. Et le visuel, le côté photo systématique : il y a toujours une photo dans mes tweets. Il faut attirer l’œil, il faut prendre le lecteur par la main. Certains me disent qu’ils se contentent des 140 signes. Comme j’éditorialise mes tweets, que je leur donne l’essentiel de l’information en 140 signes, on a pas besoin d ‘aller chercher derrière. Cela répond à l’ « info-snacking ».

Vous avez commencé à faire des choses ensemble avec cette communauté, je pense à #i4emploi ?

#i4emploi est né un samedi après-midi, en DM (messages directs) autour de gens de la communauté et de Alban Jarry qui nous alerte sur cette fameuse usine de Meymac qui cherche un repreneur, suite à un billet de blog écrit par un conseiller municipal. Il nous dit : tenez, ce serait bien si vous pouviez relayer. Est née l’idée du hashtag #i4emploi pour aider la fameuse usine à trouver un repreneur et aussi aider les demandeurs d’emploi à trouver un job en leur offrant notre visibilité, notre audience. L’usine de Meymac a trouvé un entrepreneur, pour partie grâce au réseau. Le conseiller municipal a indiqué que ça a eu un effet « coup de projecteur », qui a mis les parlementaires et la presse sous pression. On aide les demandeurs d’emplois à faire des visuels, on les met en relation avec notre propre réseau. Nous avons reçu des dizaines de demandes d’emploi.

Si tu étais directrice générale de Twitter France, quelles sont les trois premières mesures que tu prendrais pour sauver Twitter ?

(rire) Sauver Twitter…Déjà je pense qu’ils vont dans le bon sens si ils simplifient l’accès et la compréhension du fonctionnement. Ils ont un vrai sujet de pédagogie. Il faut garder les 140 caractères : il ne faut pas que Twitter devienne Facebook sinon ça n’a plus de sens. On peut l’assouplir par exemple en permettant 140 caractères + la photo. En réalité il me reste pour le Flashtweet 80 caractères si on enlève l’espace pour la photo et le lien (et mon rubriquage). La troisième mesure : évangéliser dans les écoles, des enseignants et dans les entreprises. De même en « région » c’est plutôt Facebook qui est utilisé car c’est plus simple.

Et si maintenant tu devenais patronne d’un journal, quelles seraient tes trois mesures ?

Beaucoup plus d’interactivité avec les réseaux sociaux. Je parlais d’évangélisation : c’est un sujet pour les journalistes, même si beaucoup s’en servent : plus utiliser Twitter en tant que sources, notamment par les rencontres IRL (dans la vraie vie, NDT). La force de Twitter c’est cette communauté qui partage un état d’esprit fort. Quand tu arrives sur Twitter une fois que tu es accepté(e) par les « twittos » tu as un énorme retour de ces gens, qui t’aident et te font gagner du temps. C’est un axe que les journalistes à mon sens n’exploitent pas suffisamment. Tu es encore dans des silos : la presse écrite va se servir des medias sociaux comme diffusion, mais pas assez pour trouver des infos, se renouveler, s’ouvrir sur le monde. Il faut aller à la rencontre des lecteurs et créer cet échange.

Mais pour cela doivent-il « mettre leur journal sur Twitter » ? (exemple de Facebook qui diffuse directement les nouvelles de certains journaux) ou « mettre du Twitter dans leur journal » ?

Si le journaliste crée un lien de proximité avec ses lecteurs il y a moins de risques. Je ne pense pas que les gens « restent » sur les réseaux sociaux. Regarde le Flashtweet, il y a des redirections vers des journaux. La presse a perdu la proximité avec les lecteurs. Quand il y a des commentaires sous les articles, ce ne sont pas les journalistes qui modèrent ou répondent, ce sont des modérateurs. Les journalistes ont besoin de créer un lien pour savoir ce que pense le lecteur. Surtout dans les medias nationaux, ce serait une richesse incroyable pour le journal. Nous sommes à l’aube d’une révolution qui est similaire à celle des années 90 et de l’internet. Les réseaux sociaux vont complètement chambouler l’organisation et la façon de vendre. Dans les entreprises ça modifie les organisations : ça aplanit les hiérarchies. Aujourd’hui un journaliste doit franchir beaucoup de barrages pour arriver au décideur qu’il souhaite interviewer. Twitter ou LinkedIn leur permet de contacter des personnes plus directement et facilement. Dans le monde d’aujourd’hui qui est très verrouillé par la « communication » des entreprises.

Le Flashtweet est un succès d’audience et d’engagement, mais concrètement comment peux-tu en vivre ?

On est en train d’y travailler (rires). Je suis en train de construire. « Twitter, si tu m’entends, tu devrais peut-être aider les initiatives qui naissent sur ton réseau ». Ce ne serait pas absurde. Si demain j’arrête le Flashtweet, Twitter perd un point d’entrée pour faciliter l’usage de Twitter. Je vois arriver beaucoup de nouveaux twittos.

Et dans un an, si on se revoit, tu me raconteras quoi ?

J’ai lancé un media totalement collaboratif plus large sur l’innovation et le numérique. Un site internet. Une déclinaison papier pourquoi pas. Une sorte de rendez-vous avec les tendances sur l’innovation et le numérique. Et surtout l’impact des réseaux sociaux sur l’organisation des entreprises et l’économie. En gros, un Harvard Business Review 3.0. totalement innovant. Un media présent sur plusieurs plateformes, avec des déclinaisons Snapchat, Facebook, Instagram. Je teste déjà ces nouvelles plateformes : Instagram, Snapchat, Vine, Periscope, LinkedIn, des podcast. Mon rêve aussi c’est un Flashtweet en anglais avec une communauté aux USA. D’ailleurs quand Catherine Barba fait sa chronique What’s Up New York et parle du Flashtweet, je suis en extase ! Capture d’écran 2015-12-06 à 18.30.18
J’aimerais faire des conférences, de la formation aussi, parce que j’ai appris énormément de choses sur les réseaux sociaux et Twitter. L’enjeu pour les entreprises c’est que leurs salariés utilisent les réseaux sociaux pour devenir les ambassadeurs de leur marque.

Si tu devais donner un conseil à quelqu’un qui voulait se lancer dans les medias ?

Innove. Je trouve que la presse n’innove pas assez. C’est pourquoi j’ai choisi d’innover dans mon coin. C’est le principe de la startup : j’ai voulu répondre à mon propre besoin et manifestement j’ai répondu aux besoins de beaucoup d’autres. Ça a surpris tout le monde mais au final c’était bien ce que les gens attendaient, puisqu’ils sont venus en masse.

Merci Emmanuelle. À l’année prochaine, à New York ?

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