La méthode Apple (2/3) : maîtriser l’expérience utilisateur
Après avoir présenté (post précédent) le caractère central du design language chez Apple, ce post détaille les grands choix stratégiques de la marque pour délivrer la meilleure expérience utilisateur : intégrer l’ensemble du « foyer numérique » autour de l’ordinateur, et maîtriser la distribution avec les Apple Store.
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Le terme d’« expérience utilisateur » (de l’anglais user experience) est assez récent. Il vise à qualifier le bénéfice ressenti par l’utilisateur lors de l’utilisation d’un objet ou d’un service. Ce concept ne se mesure pas de manière objective : il sous-tend « un impact émotionnel cumulé à un bénéfice rationnel » (Wikipedia). La notion d’ « expérience client » ajoute à la première les interactions d’un client avec son fournisseur dans la durée (ibid), par exemple : publicité, découverte, achat, culture, fidélisation, relation-client, après-vente,…
Ainsi, on parlera d’expérience utilisateur lorsque vous essayez d’enregistrer un film à partir de votre box télé, et d’expérience client lorsque contactez votre fournisseur d’accès internet suite à l’échec de la première.
Contrairement à ses concurrents, Apple a fait très tôt des choix radicaux qui, s’ils ont failli l’envoyer au tapis, sont aujourd’hui les clés d’un succès phénoménal :
– intégrer les matériels et logiciels dans un « jardin fermé »
– maîtriser la distribution de ses produits avec ses Apple Stores.
Le rêve ne se délègue pas.
1. Le merveilleux jardin (clos) d’Apple
Dans les années 90, Apple est au plus bas. Pour avoir choisi de concevoir ses propres systèmes d’exploitation et logiciels, la firme de Cupertino se retrouve isolée. Ses logiciels ont popularisé le graphical user interface en introduisant les icônes, le « cliquer-glisser » et le double-clic. Mais ils ont par la suite été si largement copiés que cette interface est devenue un standard.
Ses concurrents de l’époque privilégient une logique d’ouverture très large matériel-logiciel : Les fabricants de PC les équipent d’origine du système d’exploitation Windows de Microsoft, lui-même compatible avec les logiciels de la maison et ceux d’autres éditeurs. Microsoft devient une plateforme incontournable : les éditeurs de logiciels, d’applications, de jeux, les fabricants de périphériques,…ont tout intérêt à développer des produits compatibles avec la plateforme la plus utilisée, ce qui renforce encore sa position dominante. À l’inverse, développer pour Apple et ses Macintosh procure un bien plus faible retour sur investissement. Ce cercle vicieux allait envoyer la firme de Cupertino au bord du gouffre tandis que les logiciels de Microsoft détenaient un quasi-monopole.
Il y a pire. En 1996, à la veille du retour de Jobs aux affaires, les produits d’Apple ont perdu l’essentiel de leur spécificité : les Macs tournent avec des processeurs PowerPC d’IBM et des logiciels Microsoft. Des tiers ont même acquis des licences pour créer des clones de son célèbre Macintosh (que les Apple addicts me pardonnent : tout cela est vrai).
Cette situation allait changer radicalement avec le retour du fondateur. Durant ses 9 ans loin d’Apple, l’américain, qui a entre temps fondé Pixar et NeXT (un éditeur de logiciels), a compris que l’informatique allait vivre deux nouvelles évolutions majeures :
– la technologie est devenue banale, il faut à nouveau faire rêver les consommateurs avec des produits qui ont du sens
– les usages sont plus complexes et variés que jamais ; l’ordinateur personnel n’est plus central
Le monopole de Microsoft n’était pas une fatalité. Et seul Apple pouvait renouveler le rapport des consommateurs à l’informatique.
Redonner du sens à l’usage de produits technologiques
Avec un taux d’équipement en hausse, la technologie seule ne suffisait plus pour séduire les consommateurs. «Lorsqu’une population voit son pouvoir d’achat progresser, les ressorts de l’acte d’achat (…) tendent à se déplacer du registre fonctionnel vers le registre immatériel (…) La consommation se trouve de plus en plus motivée par la recherche de confort psychologique, le désir de vivre des expériences (au sens anglais du terme), la volonté de s’affirmer comme un individu maître de soi et des choses». (in Philippe Moati, La Nouvelle Révolution Commerciale).
La stratégie de plateforme de Microsoft a conduit à une standardisation des appareils et des logiciels : la compatibilité prime avant tout, et aucun de ses « sous-traitants » n’est assez puissant pour innover.
Steve Jobs et son designer Jonathan Ive sont convaincus d’avoir la solution à ce problème : Apple maîtrise à la fois matériel et logiciel, surtout avec l’acquisition du système d’exploitation NeXT. L’Apple II est encore dans les têtes.
Apple possède cette « part de rêve » qui peut convaincre le consommateur de payer plus cher pour un produit plus ciblé.
En 1996, l’agence TBWA de Los Angeles allait trouver le slogan qui resterait le plus grand symbole de la marque : THINK DIFFERENT
Accompagner l’explosion des « usages numériques » en simplifiant l’expérience
Fin des années 90, l’informatique sort des bureaux et des chambres de geeks pour gagner le grand public. Cette démocratisation s’accompagne d’une explosion de nouveaux usages que l’on qualifiera de multimedia : surfer sur internet, créer et modifier photos, vidéos et musique, dessiner, concevoir…ces nouvelles pratiques créent une attente forte d’intégration et de convergence entre ces différents « sous-systèmes » qu’ils soient logiciels ou matériels. L’ordinateur n’est plus une île dans laquelle l’utilisateur trouve tout ce dont il a besoin. Il est connecté à d’autres appareils, à des CD-Rom, à des applications sur le web. On lui ajoute des écrans, des enceintes, des graveurs, des lecteurs. Il côtoie les magnétoscopes, caméscopes et baladeurs qui sont autant d’entités autonomes.
L’expérience utilisateur est infiniment plus compliquée : il faut « installer » de multiples périphériques et logiciels pour chacun d’eux, les mises à jour sont un calvaire, sans compter les bugs,…Le transfert des données est souvent impossible entre appareils. L’avènement du piratage fait entrer des fichiers et des logiciels mal compressés, mal copiés et souvent contaminés par des virus dans les ordinateurs.
La stratégie d’ouverture choisie par Bill Gates va se retourner contre lui : d’une part ses produits ne peuvent plus garantir une compatibilité avec un nombre de sources externes quasi-infini et leur copie est facilité (elle atteint 90% pour les logiciels en Chine). D’autre part son absence de lien avec ses clients finaux ne lui permet pas de « sentir » les nouveaux usages et d’ y répondre. Début 2000, l’ordinateur personnel est devenu un « objet ennuyeux » dont on prédit le déclin.
C’est le moment où Jobs et son équipe décident d’adopter la stratégie qui assurera la suprématie d’Apple pour les 15 ans à venir : « l’ordinateur personnel, au lieu de s’éloigner du centre de la vie des gens, allait devenir le « foyer numérique » (digital hub) qui coordonnerait tous les appareils électroniques – lecteurs de musique, graveurs, caméras (…) On allait pouvoir synchroniser tous ces appareils grâce à l’ordinateur et ainsi gérer musique, photos, vidéos et données personnelles, soit tous les aspects de notre mode de vie numérique ». (in Steve Jobs, Walter Isaacson).
Apple ne serait plus une entreprise uniquement dédiée aux ordinateurs, et « le Macintosh deviendrait une station d’accueil d’une incroyable gamme de nouveaux appareils » (ibid) : l’iPod, l’iPhone et l’iPad. Conséquence : Apple va maîtriser désormais tous les usages, grâce à du matériel et des logiciels dédiés. La défection d’Adobe en 1999, leader du logiciel, forcera Apple à créer ses propres logiciels de traitement de vidéo, photos et musique (pour l’anecdote Jobs ne leur pardonnera jamais cette « trahison » et refusera d’installer Adobe Flash 10 ans plus tard sur l’iPhone).
En choisissant cette intégration, Apple crée un « jardin clos » (walled garden), imposant le logiciel iTunes comme « hub » de tous les usages numériques. La firme de Cupertino choisit de créer son propre écosystème numérique, en refusant ou contrôlant l’accès à des logiciels et appareils tiers. Car seule cette fermeture permet une maîtrise de l’expérience « holistique » qu’est devenue le mode de vie numérique : installation ultra-rapide, compatibilité maximale, mises à jour simplifiées. L’iPhone, sorti en 2007, symbolisera cette intégration de l’ensemble des autres appareils électroniques du quotidien.
Cette décision radicale allait provoquer l’ire de tous les partisans des solutions « ouvertes », comme Linux ou encore Android de Google. Impossible de modifier ou « craquer » les logiciels Apple, obligation d’installer iTunes pour charger musique et films, non compatibilité avec de nombreuses applications, etc.
Jobs ira plus loin. Avec iTunes, l’internaute se voit offrir la possibilité de « récupérer, mixer et graver » (rip, mix and burn) des disques en toute simplicité, et, ce n’est pas neutre, en toute légalité. Grâce à cette promesse, Jobs le mélomane va convaincre un par un les majors du disque incapables de répondre seules au défi du piratage. Il pourra ainsi les faire céder sur un point majeur : la vente en ligne de singles, des titres à l’unité plutôt que des albums complets. Apple avec iTunes allait dominer le marché de la musique en ligne au grand dam de son rival Sony, qui était pourtant elle-même producteur de musique.
Autre conséquence pour Apple : la vente de ses nouveaux produits nomades (iPod, iPhone, iPad) allait encourager l’achat d’iMac dans un cercle vertueux. Après des années de vaches maigres, les utilisateurs allaient adorer ce jardin merveilleux.
2. L’invention de l’Apple Store
Maîtriser l’expérience ne commençait pas en appuyant sur le bouton « marche » des appareils. Il fallait auparavant convaincre des consommateurs saturés de publicité de « penser différemment ». Pour cela, il fallait aussi maîtriser la distribution.
« Steve Jobs détestait céder le contrôle de quoi que ce soit, en particulier quand cela touchait l’expérience du consommateur. Un problème se posait néanmoins. Une partie du processus échappait à sa sphère d’influence : l’achat d’un produit Apple en magasin » (in Steve Jobs de Walter Isaacson). Fin des années 90, l’essentiel des ordinateurs personnels étaient vendus dans des chaînes de magasins spécialisés situés en périphérie. Jobs reprochait aux vendeurs de ces chaînes d’être mal informés sur ses produits, peu motivés et au final incapables de « transmettre le message » d’Apple à ses clients. Il considérait qu’être le meilleur sur le plan de l’innovation ne pouvait se faire sans communiquer soi-même avec ses clients.
Jobs avait retenu la leçon apprise à la lecture d’Innovator’s Dilemna de C. Christensen : les distributeurs sont le maillon faible de la chaîne d’innovation. Ils seront incapables de vendre des produits disruptifs et leur privilégieront toujours les produits mainstream déjà sur le marché.
Comme les flagships des marques de luxe et prêt-à-porter, les magasins Apple seront « l’expression physique de la puissance et des idéaux de la marque ».
Pour cela, ils seront positionnés dans les endroits les plus fréquentés : centre-ville et centres commerciaux. L’objectif est « d’attirer le passant dans nos murs », surtout ceux qui utilisent les produits Windows. Jobs fit construire en secret un prototype à l’échelle 1 de l’Apple Store dans un entrepôt, dans lequel il put tester de nombreux concepts. Représenter les « idéaux » de la marque signifiait à la fois minimalisme, sobriété, simplicité.
En terme d’agencement, le magasin allait innover en s’organisant non pas par produits mais par centres d’intérêt du client. On n’y viendrait pas pour acheter un ordinateur, mais pour trouver les moyens de réaliser sa passion. Par exemple découvrir comment intégrer une vidéo grâce à iMovie sur un Mac. Et c’était désormais possible grâce au « foyer numérique » d’Apple.
Jobs demanda aussi à Oracle de concevoir un logiciel pour terminaux de paiement électronique qui permette d’éviter le passage en caisse. Le CEO voulait le moins de manipulations possibles pour ses clients. Le logiciel d’Oracle transmettrait les données de vente toutes les 4 minutes, permettant d’analyser les ventes et de réapprovisionner en temps réel. Plus tard, Apple innovera encore en permettant d’acheter certains accessoires sans passer en caisse ni voir un vendeur. Les magasins vont devenir le laboratoire du commerce de demain, sur lequel Apple se positionnera sans doute plus tard (voir post suivant).
Les directeurs des 5 premiers Apple Store furent envoyés en stage au Ritz-Carlton de New York. Ils revinrent avec un concept d’accueil « à mi-chemin entre une réception et un bar d’hôtel ». Il fut décidé de placer derrière le comptoir les plus brillants de l’équipe Mac. Pas des vendeurs : des informaticiens, des spécialistes. Le Genius Bar, le bar des génies, était né.
L’objet du Genius est de « résoudre les problèmes ». Si Apple tient secret la formation et la rémunération de ses « génies », les consommateurs, eux, plébiscitent le concept.
Le classement annuel de Consumer Report place Apple très loin devant ses concurrents avec une note globale de 86/100, le deuxième étant à 63%.
Vendre du rêve ne se délègue pas.
Le premier Apple Store ouvre en Virginie en mai 2001. En 2006 ouvre le flagship de New York à l’angle de la 5ème avenue et de Central Park (si vous êtes allés à New York vous l’avez forcément aperçu ou « visité »).
En 2010, les seuls Apple Store génèrent 9 milliards de $ de recettes, soit 15% du total. Mais surtout, ils apportent une énorme contribution à l’image et au design language (voir post précédent) de la marque à la pomme.
La stratégie de distribution d’Apple sera imitée plus tard par de nombreuses marques cherchant à la fois à maîtriser leur expérience client et se passer d’intermédiaires, comme Nespresso ou plus récemment le constructeur automobile Tesla.
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Voir le premier post sur Apple : design et designer
Le dernier post de la série, My Platform is Rich, présentera le modèle économique qui a permis à l’entreprise de devenir l’une des plus rentables de l’histoire.
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