Innovation ouverte sur le Pacifique

Comment un éditeur de magazine californien va lancer après guerre un mouvement de renouveau de l’architecture sans précédent.

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Los Angeles, 1944. Des millions d’hommes et de femmes quittent l’effort de guerre pour reprendre une vie active. L’économie ne demande qu’à tirer parti des progrès technologiques accomplis par l’industrie militaire et des nouvelles infrastructures dont elle a doté le pays.

La ville s’étend, en main de promoteurs sans scrupules qui lotissent des milliers d’hectares de terrains agricoles. La qualité des constructions nouvelles est le plus souvent médiocre et le style avant tout régionaliste. Alors que le pays est en proie à une fièvre d’innovation, l’architecture elle semble stagner.

Comment habiter après guerre ? Se rapprocher de la nature grâce aux nouvelles voies rapides. Habiter mieux, en s’adaptant aux réalités de la famille contemporaine d’après-guerre. Construire avec des matériaux rendus rares par l’effort de guerre et les restrictions.

Éditeur d’Arts & Architecture, magazine spécialisé dans l’architecture, le design et le mobilier contemporain, John Entenza fait partie des plus ardents promoteurs de cette vision. Il veut montrer la modernité. Aller au-delà des concours “papier” en réalisant des preuves de concept. Soutenir une industrie naissante – la construction et le mobilier produits à l’échelle industrielle et non plus artisanale – sans sacrifier la qualité, la fonctionnalité et le style. Inventer de nouvelles manières d’habiter pour coller à la famille américaine des années d’après-guerre : des familles plus petites, des femmes plus actives, une vie mondaine symbole de sa réussite sociale et…l’automobile, dont la démocratisation va provoquer un bouleversement complet du paysage urbain. Permettre aux classes moyennes de bénéficier d’un cadre de vie exceptionnel à moindre coût.

Comment faire ? Attendre que des projets soient commandés par des particuliers, et les présenter dans son magazine ? Trop lent et risqué. Ancien d’Hollywood, John Entenza est habitué aux prises de risques. Il va rédiger lui-même le programme de 8 maisons et les confier à 8 agences d’architecture californiennes, pour la plupart inconnues. Nom du programme : Case Study Houses (littéralement : les maisons études de cas). Pour limiter les coûts, l’éditeur les fera construire sur son propre terrain, au-dessus de Santa Monica. Son plan : permettre la réalisation de projets radicaux dans tous les domaines de l’habitat : architecture, matériaux, process, mobilier et décoration. Nourrir les publications de son magazine en chroniquant l’évolution des projets. Ouvrir les réalisations à un large public.

L’architecture moderne veut simplifier la maison d’après-guerre en l’allégeant des oripeaux du passé. La modernité devra s’incarner dans tous les éléments : plans, circulations, matériaux, techniques de constructions, agencements, perspectives, mobilier, paysagisme. John Entenza lancera un appel aux fabricants de matériaux et aux éditeurs de mobilier en leur proposant de fournir les ressources nécessaires aux maisons. Leurs productions seront ainsi idéalement mises en valeur et exposées également dans le magazine. Jardins et paysages privilégieront la “nature brute” à laquelle la maison se soumet, plutôt que la recherche de maîtrise et d’ordonnancement du jardin traditionnel.

La réussite de ces projets fera rapidement de ces maisons commandées par un magazine des icônes photographiques et cinématographiques sous l’objectif notamment de photographes comme Julius Shulman.

On y trouve plus que de l’architecture et du mobilier : un nouveau standard de vie, qui tourne la page de la période avant-guerre et regarde l’avenir avec optimisme et pragmatisme.

Utilisant des technologies de construction contemporaines comme les ossatures métal, des murs rideaux et de vastes surfaces vitrées, les architectes sélectionnés par Arts & Architecture ont à coeur de montrer que l’on peut construire beau, pratique et pas cher. Leur souci d’économie de moyens et d’espace que ne renieraient pas leurs successeurs du XXIème siècle.

Arts and Architecture va ainsi chroniquer la progression des 9 projets initiaux dont 6 seront construits à partir de 1945. Leurs adresses symbolisent à elles seules le rêve américain : Pacific Palisades, Mulholland Drive, Chatauqua Boulevard, Sunset Boulevard entre autres. Un nouveau projet chaque mois est présenté dans le magazine, agrémenté de dessins, illustrations et publicités pour les équipements installés.

Entenza fera construire sa propre résidence (#CSH8) aux cotés de celle de ses amis Charles et Ray Eames (#CSH9).

Eames House en 2019, photo de l’auteur

Sous les eucalyptus, face à l’océan, ces deux maisons affirment résolument la modernité architecturale post-2ème guerre mondiale. Usage du métal, mise en évidence des structures en extérieur pour mieux libérer le plan intérieur, formes simples et vastes façades vitrées. Comme leurs contemporains Jean Prouvé, Charlotte Perriand ou Le Corbusier, les architectes sollicités par Entenza ne se contentent pas de faire de belles maisons : ils veulent créer une architecture aussi moderne dans les usages qu’elle permet que dans sa capacité à être produite en masse. La “maison Eames” sera achevée en 1949. Difficile d’imaginer que ces quelques maisons donnant sur l’Océan seront le point de départ d’un changement radical qui touchera presque toute la planète.

Eames House 15marches

Le programme de John Entenza entre ensuite dans les années 50 avec une vitesse de croisière d’une réalisation par an. Les projets font désormais appel à des architectes plus connus : Craig Ellwood, Pierre Keonig et Raphael Soriano. Les maisons utilisent largement le métal, redevenu accessible après la guerre, pour créer des espaces libres et ouverts sur le panorama exceptionnel du Pacifique. Loin d’être ostentatoires, les bâtiments sont discrets, avec des formes simples imbriquées dans la colline et la végétation. Les volumes sont comme assemblés les uns aux autres pour créer des espaces à la fois communiquants et indépendants. Le couple Eames reprendra cette logique modulaire par la suite pour sa célèbre collection de meubles de bureaux réalisés pour la firme Hermann Miller.

Le projet fou de John Entenza n’a pas seulement permis de soutenir les ventes de son magazine. Il a changé la manière dont les Américains, et plus tard les “occidentaux”, conçoivent l’art d’habiter. Repris à l’infini par Hollywood, la télévision et la publicité, le style international symbolisera pour beaucoup la modernité, des maisons individuelles mais aussi des bureaux et commerces.

La leçon des Case Study Houses est simple : pour convaincre de la pertinence d’une vision radicale, la théorie ne suffit pas. Il faut mêler approches expérimentale, entreprenariale et médiatique. En offrant ses terrains et en imaginant le programme, Entenza permettait à de jeunes architectes inconnus de donner vie à leurs projets. En impliquant dès le début les fournisseurs de matériaux et mobilier, il leur donnait une vitrine et la possibilité d’expérimenter eux aussi des techniques radicales. En assurant par son magazine la promotion des réalisations, il ouvrait au monde ce qui était jusqu’alors réservé à quelques spécialistes.

Un bien bel exemple de ce que l’on appellera bien plus tard l’open innovation.

Making-of  de cet article :

Actuellement en mission pour une semaine en Californie, j’ai eu la chance de visiter la maison de Charles & Ray Eames (CSH#9). Elle est située à quelques minutes du centre de Santa Monica et ouverte au public sur réservation.

Si vous souhaitez aller plus loin, je vous recommande bien sûr le livre d’Ethel Buisson et Thomas Billard Promenade contemporaine dans les Case Study Houses (ici) dont je me suis largement inspiré pour cet article. Les deux jeunes architectes sont allés “au culot” à la rencontre des propriétaires actuels (le livre a une vingtaine d’années) des Case Study Houses et en ont ramené un livre exceptionnel qui mêle reportage, témoignages, documents d’époque et plans contemporains.

Pour en savoir plus sur la Eames House de Santa Monica, le site de la Eames Fondation

Les livres de Julius Shulman exposent de magnifiques photographies d’architecture et de scènes de vie de l’époque.

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