Ce que les catastrophes aériennes nous enseignent sur notre manière de communiquer

Bien communiquer peut sauver des vies. Suite à plusieurs catastrophes aériennes, des chercheurs ont mis en évidence de graves failles dans la communication au sein de l’équipage et avec le sol. L’incapacité à affirmer sans équivoque son point de vue provoque incompréhension et minimisation du risque. C’est la « mitigation », pratique courante dont les conséquences peuvent être dramatiques.

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Le commandant de bord : “Leur avez-vous déjà dit que nous n’avions plus de fuel ?”

Le copilote : “oui Monsieur, je leur ai déjà dit

Quelques minutes passent.

Le contrôleur aérien: “Avianca 0-5-2-H, vous allez continuer 15 miles nord-est puis revenir prendre votre approche. Est-ce OK pour vous et votre fuel ?

Le copilote : “Je suppose. Merci beaucoup”.

Je suppose. Merci beaucoup”. Incapable d’exprimer clairement l’imminence du danger dans lequel se trouve son avion, le copilote va causer un des drames aériens les plus évitables de l’histoire de l’aviation .

Un des personnels de bord entre dans le cockpit pour comprendre à quel point la situation était sérieuse (l’avion avait été dérouté deux fois et aurait du être posé depuis 75 minutes). Le mécanicien lui montre la jauge de fuel et passe son doigt sous la gorge avec un signe sans équivoque. Mais il ne dit rien. Personne ne dit rien pendant les 5 minutes suivantes.
Les deux moteurs se coupent l’un après l’autre.
Montre moi la piste” dit le commandant de bord. Mais celle-ci est encore à 16 miles de là. 36 secondes de silence passent.
Le contrôleur : “Vous avez, euh, vous avez assez de fuel pour atteindre l’aéroport ?” La transcription s’arrête.
Le Boeing 707 s’abime près de Long Island. 73 passagers sur 158 trouvent la mort.
Il faut moins d’une journée pour trouver la cause du crash : panne de fuel.

Un des chapitres les commentés du livre de Malcolm Gladwell, Outliers, analyse les conversations de trois accidents d’avion impliquant le comportement de l’équipage. On assiste en direct à la plongée du vol Air Florida dans le Potomac à Washington en 1982 (commandes gelées), au crash du Vol Korean 801 en 1997 à Guam (approche ratée), et à celui d’Avianca 052 à proximité de New York (panne d’essence).

Attachez vos ceintures : dans les trois cas, la cause du crash était connue de l’équipage et aurait pu être évitée.

À chaque fois l’équipage a failli dans l’expression claire d’un danger pourtant parfaitement identifié. Soit le commandant de bord n’a pas su communiquer l’imminence du danger avec le sol (Avianca 052, relaté ci-dessus), soit c’est l’équipage qui n’a pas su convaincre le commandant de bord de modifier son comportement (Korean et Air Florida).

Malgré tous les progrès de la sécurité aérienne moderne, un défaut de communication a pu tuer des centaines de personnes.
Le livre en tire deux enseignements principaux :
– même dans une situation d’extrême danger prévisible, les réactions des êtres humains restent gouvernées par des facteurs externes très puissants : leur statut social ou professionnel (hiérarchie, déférence ou soumission), voire des considérations moins tangibles (préjugés ou liens d’infériorité entre nationalités ou ethnies. Cf. les théories de Hofstede sur ces liens ici)
– la communication au sein d’une équipe peine à se défaire de ces liens, et conduit à des non-dits et à des malentendus qui peuvent être fatals.
S’il est très difficile de lutter contre la première cause, il est possible de s’attaquer à la seconde, en modifiant sa manière de communiquer.

En effet, l’auteur met en évidence l’incapacité à faire passer un ordre clair et précis. Dans une situation où une injonction, voire un ordre, doivent être exprimés clairement, les personnes utilisent au contraire différents degrés de mitigation. C’est à dire qu’ils atténuent la force et la portée de leur injonction, parfois jusqu’à la rendre inaudible. L’auteur utilise le terme anglais mitigation, qui se traduit littéralement par réduction ou allègement (d’une peine par exemple) ; l’adjectif mitigé étant plus souvent utilisé en français dans le sens mi-figue, mi-raisin.

L’auteur retranscrit le travail de deux linguistes, Ute Fischer et Judith Orasanu (lien vers leurs travaux). Elles décrivent le scénario suivant à un groupe composé de commandants de bord et de copilotes :

Vous remarquez dans le radar météo une grosse perturbation à 25 miles devant votre avion. Le pilote maintient la vitesse de l’avion à Mach 0,73 (soit près de 900 km/h) même si des nuages tempétueux sont signalés dans votre secteur et que des turbulences modérées sont déjà ressenties. Vous voulez vous assurer que votre avion ne va pas pénétrer dans ce secteur.

Question à l’assemblée : que dites-vous au pilote ?

D’après Fischer et Orasanu, il y a au moins 6 manières d’essayer de persuader le pilote de changer de cap et d’éviter le mauvais temps, chacune avec un différent niveau de mitigation.

1. Commandement : « Tournez à droite de 30 degrés ». C’est la manière la plus directe et la plus explicite de mettre quelque chose en évidence. Zéro mitigation.
2. Formulation d’une obligation : « Je pense que nous devrions dévier maintenant » ; notez l’usage du « nous » et le fait que la demande est bien moins précise. C’est un peu plus modéré.
3. Suggestion : « Contournons le mauvais temps ». Ce qui est implicite dans cette formulation est « nous sommes là-dedans ensemble »
4. Requête : « Dans quelle direction penses-tu dévier ? » c’est encore plus modéré que la suggestion, parce que celui qui parle concède qu’il n’est pas responsable de la manœuvre
5. Préférence : « Je pense qu’il serait sage de tourner à gauche ou à droite »
6. Allusion : « Ça doit être difficile de faire demi-tour dans 25 miles ». C’est la formulation la plus « mitigeante » de toutes.

(NB :  vous pouvez lire le texte en version originale à la fin de l’article)

Sans surprise, les commandants de bord utilisent très majoritairement le « 1. Commandement : tournez à droite de 30 degrés ». Ils parlent à des subordonnés.
Ce qui est nettement plus inquiétant, c’est la propension des copilotes à… ne pas commander. 40% vont utiliser l’allusion (le n°6 et plus haut degré de mitigation) pour communiquer sur un grave danger. Ils parlent à leur supérieur.

graph mitigation

Or, d’après les règles de pilotage, le copilote doit signaler dans un premier temps un comportement inapproprié au commandant, puis il a l’obligation de prendre les commandes s’il l’estime nécessaire.

Comme le dit l’auteur : « il est difficile de lire cette étude et ne pas se sentir plus qu’alarmé, car une allusion est la demande la plus dure à décoder et la plus facile à refuser ».

Et l’auteur de conclure : « La mitigation explique l’une des plus grandes anomalies des crash aériens : dans les vols commerciaux, un commandant de bord et un copilote partagent en principe le temps de vol. Mais les accidents sont beaucoup plus nombreux lorsque c’est le commandant qui pilote ».

Cela paraît absurde au premier abord, puisque le commandant a la plus grande expérience de vol. Il a la plus grande expérience, mais celle-ci n’exclut pas des erreurs, la fatigue, ou un manque de discernement. C’est dans ce cadre que le copilote doit, selon les règles de l’aviation civile, signaler, alerter, puis au besoin prendre les commandes. Et il ne le fait pas. Il mitige. Et n’est pas écouté. Ou pas compris. Lorsque le commandant de bord est aux commandes, celui qui est sensé prévenir ses défaillances ne le fait pas. Ou mal.

Ce qui explique qu’il y a, par opposition, moins d’accident lorsque c’est le copilote qui est aux commandes.

Il ne fait pas moins d’erreurs que le commandant. Il n’est pas moins fatigué. Mais le commandant à ses côtés n’hésite pas à lui commander d’agir différemment. Il ne mitige pas, lui.
Suite à ces 3 drames, les instances mondiales de l’aviation civile ont conduit un énorme chantier de formation des équipages, et instauré des garde-fous puissants : les membres de l’équipage sont obligés de se parler en anglais même si ils ont la même langue maternelle, ils doivent s’appeler par leurs prénoms pour éviter toute influence culturelle ou statutaire, et ont suivi des entraînements poussés en matière de communication.

 Et dans l’entreprise ?

L’évocation des différentes manières de mitiger vous a semblé familière ?
Dans l’entreprise moderne, la mitigation semble être le style de communication dominant. Manque de clarté dans les messages, ambiguïté dans la délégation, critiques vagues, … sont les remarques les plus entendues dans les formations de management. Ce style de communication génère au mieux de l’incompréhension, au pire de l’immobilisme ou de l’insubordination.

Dans le cadre d’un projet complexe (un appel d’offres à rendre par exemple), la mitigation est souvent utilisée pour éviter de froisser des individualités, ou de “stresser les équipes”. Plutôt que : “nous avons un retard de 3 semaines sur le planning : il faut changer nos méthodes et revoir nos objectifs”, on mitigera : « si nous continuons comme cela nous aurons du mal à…”de toute façon on a pas le choix, il faudra bien rendre à temps”. Puis vient la panique, voire le crash…du projet et de l’équipe.

Alors que faire ?

Lors de vos réunions de validation, lors de vos compte-rendus, lorsque vous vous adressez à vos équipes, chassez la mitigation ! Il existe des dizaines de publications intéressantes sur les bonnes manières de communiquer en entreprise et en dehors. Vous pouvez par exemple suivre les excellents conseils de Sylvaine Pascual.

Personnellement j’aime assez la communication non violente (CNV) de Marshall Rosenberg (Lien vers Wikipedia).

La méthode de la CNV peut être résumée comme un cheminement en quatre temps :

Observation : décrire la situation en termes d’observation partageable ;

Sentiment et attitudes : exprimer les sentiments et attitudes suscités dans cette situation

Besoin : clarifier le(s) besoin(s) ,

Demande : faire une demande respectant les critères suivants : réalisable, concrète, précise et formulée positivement. Si cela est possible, que l’action soit faisable dans l’instant présent. Le fait que la demande soit accompagnée d’une formulation des besoins la rend négociable.

Pour M. Rosenberg, une demande a toutes les chances d’être entendue quand elle est :

active et positive : demander ce que l’on veut, et non pas ce que l’on ne veut pas, exprimée dans un langage incitant à l’action.

consciente et explicite : les demandes implicites sont sources de mauvaise interprétation et de désarroi pour ceux à qui elles s’adressent.

simple, claire et précise : le but de la demande est clair pour tous et sa réalisation est à la portée de l’interlocuteur.

(source : Wikipedia)

Dites : “je n’ai plus de fuel les gars, je dois atterrir maintenant”. Ne mitigez plus.

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PS : Pour un cas pratique  plus léger, regardez ces deux vidéos

PS 2 : À propos du livre :

La lecture d’Outliers de Malcom Gladwell apporte des éclairages passionnants sur les facteurs qui influencent nos comportements et, au-delà, nos succès ou nos échecs. Moins connu que Blink (la force de l’intuition) et The Tipping Point (le point de bascule), ce troisième livre est sous-titré « l’histoire du succès ».

Plutôt qu’aux caractères et facteurs individuels, l’auteur s’intéresse aux facteurs externes qui font ou contribuent au succès de certaines personnes exceptionnelles (les Outliers, ceux qui défraient les statistiques) : leur culture, leur communauté, leur famille ou la génération dans laquelle ils sont nés. « Nous avons regardé les grands arbres, je pense que nous devions regarder la forêt ».

Son approche est américaine, ce qui signifie pour moi non-scientifique, non-politique mais bigrement entraînante. On plonge le lecteur dans un cas concret, dans un style très journalistique, on introduit quelques théories de sociologues, neuropsychiatres ou psychanalystes, vérifiées sous nos yeux par des expérimentations in vivo. Et nous voilà tout chamboulés, à moitié convaincus et à moitié sceptiques devant cette manière si peu académique d’aborder des sujets sérieux.
Malcom Gladwell n’a pas peur de jeter des hypothèses, d’avancer des corrélations osées, pour le plaisir de nous emmener loin de nos idées reçues. On adore ou on déteste, c’est selon.
Personnellement je me sers de ces livres comme de stimulants à l’imagination, à la remise en question, à la recherche de solutions.

PS3 : Le texte original sur les 6 degrés de mitigation :
« You notice on the weather radar an area of heavy precipitation 25 miles ahead. The pilot est maintaining his present course at Mach .73, even though embedded thunderstorms have been reported in your area and you encounter moderate turbulence. You want to ensure that your aircraft will not penetrate this area.
1. Command: “Turn thirty degrees right.” That’s the most direct and explicit way of making a point imaginable. It’s zero mitigation.
2. Crew Obligation Statement: “I think we need to deviate right about now.” Notice the use of “we” and the fact that the request is now much less specific. It’s a little softer.
3. Crew Suggestion: “Let’s go around the weather.” Implicit in that statement is “we’re in this together.”
4. Query: “Which direction would you like to deviate?” That’s even softer than a crew suggestion, because the speaker is conceding that he’s not in charge.
5. Preference: “I think it would be wise to turn left or right.”
6. Hint: “That return at twenty-five miles looks mean.” This is the most mitigated statement of all. (Outliers, p 195) »

Le détail de l’expérimentation est consultable ici 

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