Je n’ai jamais vu un homme taper aussi vite sur un clavier

Il y a 40 ans, l’ordinateur personnel était prêt, avec l’essentiel des fonctionnalités que nous utilisons aujourd’hui. Mais les hommes, eux, ne l’étaient pas, bloqués dans leurs certitudes et leurs préjugés. Retour sur un rendez-vous manqué dans l’histoire de l’innovation : la présentation en grande pompe de l’ordinateur Alto aux dirigeants de Xerox.

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La présentation se déroule au Boca Raton Hotel & Club, un hôtel de luxe dont la tour récente trône au-dessus des plages de Floride. 300 dirigeants de Xerox triés sur le volet y assistent. Son nom est évocateur : Futures Day.

Nous sommes fin 1977, le show a été soigneusement préparé par le PARC, le laboratoire d’innovations de Xerox situé à Palo Alto dans la Silicon Valley (lire ici). Il doit marquer le point d’orgue d’une conférence de 4 jours réunissant les cadres des quatre coins du monde et leurs épouses.

La lumière s’éteint. Un film apparaît sur l’écran. « Voici notre futur, le bureau moderne. En réalité, mis à part le changement de couleurs, peu de choses ont changé dans votre bureau depuis plusieurs générations ». Les images montrent alors des enfants jouant à Pong, ce jeu vidéo inventé quelques années auparavant par Atari. « Est-ce que les enfants d’aujourd’hui nous disent quelque chose ? Est-ce qu’ils nous disent que nous sommes déjà prêts pour demain ? ». Une autre voix off  lance : « Le futur se dessine peut-être aujourd’hui : bienvenue à Alto, le bureau tout-Xerox ». La démonstration commence.

Les ingénieurs du PARC restés en Californie se connectent à distance : ils présentent en direct comment l’Alto permet de créer un document, le modifier, ajouter des graphiques, envoyer un email et imprimer, le tout à l’aide d’une souris. « Est-ce que ça a l’air compliqué ? Nous vous assurons que non. Quelques heures suffisent pour apprendre à s’en servir » termine le narrateur.

Cette présentation aurait dû ouvrir les yeux des convives présents à Boca Raton. À cette époque, les rares ordinateurs en entreprise occupaient une pièce entière. Les tous nouveaux « ordinateurs personnels » n’étaient utilisés que par des passionnés d’informatique.

Le showroom d’ordinateurs Alto installé par Xerox ne connaît pourtant qu’un succès modeste auprès des spectateurs de la présentation. Ce sont les épouses, et non les dirigeants, qui s’installent en face des ordinateurs pour les essayer. Leurs maris préfèrent rester à l’écart, bras croisés, et semblent peu impressionnés. Interrogé à propos du film, l’un d’eux dira simplement : « je n’ai jamais vu un homme taper aussi vite sur un clavier ».

Nous assistons en direct à l’un de ces moments dont sont friands les historiens de l’innovation : lorsque les leaders d’un jour passent à côté de leur histoire. Ce blog a déjà relaté comment les contemporains de Gutenberg n’ont pas saisi le potentiel de cette nouvelle technologie qu’était l’imprimerie (et oui, nous n’avons pas peur chez 15marches de chercher nos exemples jusqu’au Moyen-Âge, qu’on se le dise).

Lire : Ce que Gutenberg nous apprend sur l’innovation

Mais revenons dans les salons feutrés du Boca Raton. Que peut-on tirer comme enseignements de cette expérience ratée ?

La réaction des spectateurs, entre indifférence et incompréhension, est compréhensible. Les dirigeants de l’époque avaient de solides raisons stratégiques de tourner le dos aux projets de leur laboratoire. Xerox avait construit depuis les années 50 son succès sur le développement du photocopieur : multiplier le papier toujours plus vite et plus simplement. Avec son « bureau du futur Alto », le PARC proposait à l’inverse un futur sans papier. Le refus de Xerox d’embrasser le chemin de l’ordinateur personnel a donc un fondement stratégique. Mais comme souvent, le diable est (aussi) dans les détails. Le PARC a commis plusieurs erreurs.

1. Il est toujours plus facile d’imaginer des ruptures pour les autres que pour soi-même

Le travail de bureau avait, comme le soulignait la voix off du Futures Day, très peu changé depuis le début du siècle. Le statu quo était puissant dans ce domaine, d’autant plus qu’il concernait les dirigeants eux-mêmes dans leurs pratiques quotidiennes. Le bureau dans les années 70 ressemblait à s’y méprendre à son ancêtre d’avant-guerre. La technologie y était confinée à l’extérieur. Seul le téléphone, du papier et des livres avaient leur place sur les bureaux. Facteur aggravant, ce statu quo était renforcé par un aspect statutaire très fort : la séparation stricte des tâches entre sexes dans l’entreprise. Les hommes trustaient les postes d’encadrement. Les femmes assuraient elles les tâches administratives comme…taper à la machine, organiser les rendez-vous et gérer le « petit personnel ». Remettre en cause le statu quo en 1977 revenait à remettre en cause la culture même des entreprises, qui voulait que plus on était haut placé, moins on s’occupait de tâches jugées subalternes. Ce sont les secrétaires et autres assistantes qui devaient s’accommoder de la technologie : machines à écrire, standard téléphonique, photocopieurs, machines à café,…Pour les hommes ne pas s’en occuper était un signe de pouvoir.

Il n’est donc pas étonnant que lors du Futures Day ce soient les « épouses » qui s’intéressent aux ordinateurs et les testent. Leurs maris n’auraient pas pris le risque de montrer à quel point ils étaient gauches devant un clavier.

Conclusion : un produit innovant est un produit qui change le marché; ne pas perdre de vue la dimension culturelle et « inavouée » de ces changements pour les utilisateurs ciblés. Les ingénieurs du PARC auraient dû faire la démonstration aux secrétaires (mais elles n’étaient sans doute pas invitées).

2. Ne pas confondre ses besoins et ceux du marché

L’Alto s’adressait aux cadres dans les bureaux. Mais les ingénieurs en le créant ont d’abord répondu à leurs propres besoins : saisir des lignes de commande, les corriger et les transmettre à d’autres chercheurs situés à des milliers de kilomètres. Ils travaillaient « dans leur monde », constitué d’autres ingénieurs également formés sur les mêmes machines. Leur vie était centrée autour des écrans, qu’ils utilisaient pour le travail comme leurs loisirs avec les premiers jeux vidéo. Le reste du monde travaillait sur papier et ne regardait un écran que dans un rôle passif.

3. Alors que faire ?

L’histoire est écrite par les vainqueurs. Après coup, tout le monde peut prédire le formidable développement de l’ordinateur personnel, d’internet et de la bureautique. Mais en 1977, il n’en était rien. Les premiers Apple II se vendirent à des passionnés, prêts à débourser de grosses sommes pour bénéficier chez eux de la puissance habituellement réservée aux mainstream computers dans les entreprises. Sous l’impulsion du méconnu Mike Markkula, Apple a ciblé son marketing sur les primo-utilisateurs les plus prometteurs : les écoles et universités. Début des années 80 plus des trois quart des universités américaines étaient équipées par Apple. En « évangélisant » les plus jeunes, l’entreprise à la pomme se garantissait un cadre d’apprentissage et une viralité future : les étudiants formés sur Apple choisiraient Apple plus tard pour leur entreprise. Et leur maison. Bingo.

Cette méthode de conquête de nouveau marché est appelée « recherche de la plage de débarquement » dans le célèbre ouvrage Crossing the Chasm de Geoffrey Moore. Nous l’avons détaillée dans notre présentation sur le marketing de l’innovation.

Lire : Comment lancer un produit innovant ?

Quelle aurait pu être la « plage de débarquement » pour le Xerox Alto ?

Dans la démonstration du Futures Day, les ingénieurs ont mis en avant des interfaces d’écriture et de dessin. Chuck Geschke, l’un des responsables de la présentation, fondera d’ailleurs Adobe (Photoshop, Illustrator, Acrobat,…) quelques années plus tard. Charles Simonyi l’inventeur du Bravo, le traitement de texte utilisé par l’Alto, partira lui chez Microsoft pour lancer le programme Word.

La solution était donc assez proche : créer un tableur, une feuille de calcul. Un truc de mecs, le calcul. Ils passaient des heures à corriger des budgets, des devis et des factures. Mettre en avant une feuille de calcul aurait touché les décideurs dans leur pratique quotidienne. Elle aurait amélioré immédiatement leur travail. Mais les ingénieurs du PARC étaient justement connus… pour ne jamais faire de budget. Ils ne pouvaient comprendre les besoins – et les réticences – de leurs cibles. Comme quoi le succès ou l’échec ne tiennent à pas grand chose.

Le titre et le contenu de cet article sont inspirés de l’excellent livre de Leslie Berlin, Troublemakers

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