Démystifions le mythe de la création

“À la fin de 1979, un entrepreneur de 24 ans visite un centre de recherche de la Silicon Valley appelé le Xerox PARC. Il était le co-fondateur d’une petite startup située pas loin, à Cupertino. Son nom était Steve Jobs”. Dans un article de 2011, l’auteur et journaliste Malcolm Gladwell revient sur un évènement majeur de la courte histoire de la Silicon Valley : le jour où le PARC, acronyme du Palo Alto Research Center, a accepté d’ “ouvrir son kimono” au fondateur d’Apple.

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L’entreprise à la pomme n’avait que 2 ans, mais son ordinateur personnel Apple II s’arrachait déjà comme des petits pains. Jobs se sentait en confiance : il proposa aux responsables du PARC d’acquérir 100 000 actions d’Apple à 10$ contre la possibilité de passer trois jours dans leurs locaux avec plusieurs de ses employés. Sa proposition fut acceptée.

Doté de 6 millions de dollars par an, le PARC devait permettre d’ “inventer le Xerox du futur”. “Embauchez de super ingénieurs et laissez les seuls” fut la consigne de son fondateur Jack Goldman,  “et n’attendez rien pendant au moins 5 ans”.

La visite de Steve Jobs commença par une démonstration de l’interface graphique de l’ordinateur personnel créé au PARC, le Xerox Alto : au lieu d’utiliser un clavier pour taper des “commandes” comme on le faisait jusqu’alors, l’utilisateur devait cliquer sur des icônes à l’écran grâce à un drôle d’appareil, appelé souris. “Pourquoi ne faites-vous rien avec cela ? C’est ce qu’il y a de meilleur. C’est révolutionnaire !” s’exclama Steve Jobs qui sautait partout dans la pièce. “Je veux des menus sur un écran, je veux des fenêtres, je veux une souris” commanda-t-il à ses ingénieurs une fois revenu de sa visite. Le résultat fut le Macintosh dont l’interface graphique allait être copiée par tous les fabricants d’ordinateurs personnels et de logiciels.

Dans son article Gladwell questionne ensuite les fondamentaux du mythe de la création à l’ère numérique. Comment établir une relation entre l’invention (créer une nouvelle idée) et l’innovation (appliquer cette idée sur un marché) ? Pourquoi le PARC n’a-t-il pas su lancer lui-même sur le marché naissant de l’ordinateur personnel les technologies inventées dans son laboratoire (le lancement du Xerox Alto fut un échec) ? Comment Jobs a-t-il su lui tirer parti des inventions de Xerox avec le succès que l’on connaît ?

Ces questions sont au coeur des stratégies d’innovation des organisations depuis 40 ans.

Lire l’article de Gladwell (anglais) : Creation Myth : Xerox PARC, Apple, et la vérité sur l’innovation

Les grands artistes volent-ils ?

“Les bons artistes copient, les grands artistes volent” (Pablo Picasso). En réalité Jobs ne chercha pas à copier ce qu’il avait vu au PARC, car il en voyait mieux que personne les faiblesses. La souris développée par Xerox avait trois boutons et coûtait 300 dollars à produire. Apple voulait un seul bouton et ne pas dépasser les 15 dollars. Une fois sa visite terminée, Jobs travaille dans cette optique avec un designer nommé Dean Hovey, qui allait plus tard co-fonder la célèbre agence IDEO. L’atelier d’Hovey à l’époque était si petit que les bricolages avaient lieu sur le toit attenant en tôle ondulée. Le designer achète autant de déodorant à billes qu’il peut trouver, ainsi que de la vaseline et des boîtes de beurre en plastique. Hovey et Jobs veulent minimiser les frottements de la bille, comme si elle tenait entre leurs deux doigts. Après de nombreux essais, le résultat sera bluffant de simplicité.

“Jobs n’a pas copié la souris de Xerox, il en a fait évoluer le concept” nous dit Gladwell. Il n’a pas même volé l’idée de la souris, car celle-ci est attribuée à un chercheur de Stanford, Douglas Engelbart, dont il accordera d’ailleurs la licence à Apple pour 40 000 $.

Lire aussi : The engineer of the original Apple mouse talks about his remarkable career

L’épreuve du terrain

“La différence entre 3 boutons et un bouton, 300 dollars et 15 dollars, entre une bille soutenue par des roulements et une bille libre de ses mouvements n’est pas triviale” écrit Gladwell. “C’est la différence entre quelque chose créé pour des experts et quelque chose créé pour une audience de masse. PARC avait conçu un ordinateur personnel. Apple voulait fabriquer un ordinateur populaire”.

Le jeune Steve Jobs était un passionné, opiniâtre et accrocheur. Le premier ordinateur d’Apple (l’Apple I) a été construit à 50 exemplaires dans un garage en achetant les composants à crédit. Pas grand chose à voir avec la vie dorée d’un centre de recherches dont les terrasses surplomblaient l’encore verdoyante Silicon Valley.

L’auteur utilise une métaphore militaire à l’appui de son raisonnement. Les premiers responsables à imaginer l’apport des technologies numériques pour les armes de guerre furent les cadres de l’Union Soviétique dans les années 70. Mais la première armée à utiliser ces technologies sur le champ de bataille fut Israël, dans le conflit avec la Syrie en 1982. Les Israéliens utilisèrent drônes et missiles guidés au laser pour anéantir les défenses syriennes et prendre le contrôle de la Vallée de la Bekaa. Aucune armée n’avait utilisé les technologies avec autant d’efficacité jusqu’alors. “Les Soviétiques avaient une bureaucratie militaire forte et centralisée, avec une longue tradition d’analyse théorique” nous dit l’auteur. “Ce n’est pas étonnant s’ils furent les premiers à comprendre les implications militaires des nouveaux systèmes d’information. Mais ils ne firent rien avec celles-ci, car la bureaucratie centralisée et une solide tradition intellectuelle ne sont pas très bonnes pour passer de la parole aux actes”.

À l’inverse, les USA et surtout Israël ont une culture entreprenariale décentralisée et bottom-up (qui part de la base vers le sommet). Leur culture militaire s’est construite autour de contraintes fortes et de menaces constantes. Ils ont développé d’excellentes capacités d’improvisation et de créativité pour “éteindre les feux”.

Dans l’histoire de la souris, Engelbart était l’Union Soviétique, un visionnaire qui a vu la souris et l’interface graphique avant tout le monde, mais sans objectif d’utilisation par le grand public. Xerox PARC était les États-Unis, un endroit pour passer des idées à la fabrication, mais sans contraintes ni urgence. “Il n’y avait aucune hiérarchie. Nous construisions nos propres outils. Pour éditer nos “papiers” (documents de recherche, NDT), nous avons inventé l’imprimante. Pour modifier nos papiers, nous avons construit un ordinateur”. “Contrairement aux autres chercheurs, nous n’avions pas besoin d’enseigner. Juste faire de la Recherche. C’était le paradis. Mais le paradis n’est pas un bon endroit pour lancer un produit (…). Pour un produit actuel, vous avez besoin de menace et de contraintes, et de l’improvisation et la créativité nécessaires pour transformer une souris plaquée or à 300 dollars en quelque chose qui marche sur du Formica et coûte 15 dollars”.

Et, vous l’avez deviné, “Apple était Israël”.

La créativité peut-elle se mesurer ?

Alors qu’il aurait pu, selon les propres mots de Steve Jobs, “faire mieux qu’IBM et Microsoft combinés”, Xerox n’aurait pas su tirer parti des nombreuses inventions de ses chercheurs. C’est le mythe du Créateur dépossédé de sa création par l’Innovateur. Et dans le cas de la visite de Jobs au PARC, Ésaü qui cède son droit d’aînesse à Jacob pour un plat de lentilles.

L’auteur tempère pourtant cette vision manichéenne. Après tout en 1979 Xerox était déjà une entreprise établie, pas une startup dans un garage. Lancer un produit à son échelle signifiait répondre efficacement aux questions suivantes : “qui va le produire ? Le vendre ? L’entretenir ? L’acheter ?”. Elle a lancé sur son marché des innovations de rupture comme le copieur laser, qui lui ont rapporté des milliards. Largement de quoi financer le PARC et son paradis pour chercheurs.

Lire ici la timeline des innovations lancées par Xerox 

Et c’est là que l’article de Gladwell devient le plus intéressant.

Faut-il fermer le p***** de robinet ?

Le “pur geyser de créativité” des uns (le PARC) n’avait de sens que si il répondait aux contraintes des autres (le marché). Et Gladwell de citer…Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones, qui écrivait dans ses Mémoires : “La conception de certains albums était un véritable supplice, parce que le groupe avait TROP d’idées (…). Mick Jagger était incroyablement prolifique (…) il écrivait aussi vite que sa main bougeait (…). Mais à un moment tu te demandes comment fermer le p***** de robinet”. Keith Richards a compris que la partie la plus difficile et la plus importante de son job de musicien était de contenir l’énergie créative de son compère.

Le psychologue Dean Simonton distingue ainsi les génies du commun des mortels : ils sont simplement plus prolifiques que les autres. La différence entre Bach et ses pairs n’est pas un meilleur ratio de succès comparé aux échecs. “Le médiocre aura une douzaine d’idées tandis que Bach, sur sa durée de vie, a créé plus de 1000 compositions”. Un génie est un génie parce qu’il arrive à rassembler un nombre incroyable d’inspirations, idées, théories, observations,…qui finissent toujours par donner quelque chose de grand à la fin. “La qualité est une fonction probabiliste de la quantité”.

C’est en substance ce qu’ont répondu trois responsables du PARC à l’article de Gladwell dans un blogpost publié peu après.

Lire : la réponse du PARC à l’article de Gladwell

Penser d’abord dans la boîte pour pouvoir en sortir

Pour les auteurs de cette réponse, vous ne pouvez pas avoir d’innovations sans une grande quantité d’inventions, et le PARC a permis de réaliser les deux. Il n’est pas nécessaire de fermer le robinet de l’innovation, il faut le concentrer en s’imposant des contraintes (du client, de la Direction,…). En utilisant la métaphore bien connue (“thinking out of the box”) ils précisent que “penser d’abord à l’intérieur de la boîte” est crucial pour pouvoir penser “hors de la boîte” lorsque les opportunités se présentent.

L’intérieur de la boîte en 1979 consistait à développer le laser, que les ingénieurs utilisaient pour se transmettre des informations d’un côté à l’autre de la voie rapide qui séparait leurs bâtiments. Lorsque l’opportunité apparut (imprimer des documents à partir d’un fichier), l’intuition, la confiance ET la connaissance théorique furent nécessaires pour avoir l’idée de coupler le laser au logiciel d’édition. Seule l’expertise profonde dans les disciplines du laser et de l’impression permit à Xerox de saisir l’opportunité de lancer l’imprimante laser, avec le succès que l’on connaît.

En conclusion, les auteurs de la réponse indiquent qu’il n’y a pas selon eux de séparation claire entre les deux notions d’invention et d’innovation. “Nous croyons qu’il y a maintenant un modèle qui permet aux entreprises d’innover au-delà de leurs zones de confort et des infrastructures existantes. Cela s’appelle l’open innovation”.

Je ne saurai pas trouver de meilleure conclusion.

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Post scriptum

Xerox et le japonais Fuji ont annoncé leur fusion en ce début d’année 2018. Xerox disparaît ainsi du paysage technologique. Fin d’une époque.

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