Comment faire grève à l’ère des plateformes ?
Petit guide de guerilla sociale à l’attention des travailleurs des plateformes comme Uber, Deliveroo,..
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Le monde du travail actuel n’a jamais été aussi contrasté. D’un côté, des salariés de l’une des entreprises les plus riches du monde peuvent faire plier leur direction en se mobilisant grâce aux outils qu’ils ont eux-même créés.
Lire : Three years of misery inside Google, the happiest company.
Mais de l’autre, les travailleurs indépendants des plateformes de transport ou de livraison subissent le “management par les algorithmes” et ne parviennent pas à obtenir le moindre pouvoir de négociation.
La promesse de l’empowerment des travailleurs grâce à internet a été grandement réalisée. Les salariés agiles sont plus productifs, plus mobiles et mieux informés. Ils changent plus facilement de travail. Mais cette promesse a pour corollaire la diminution des droits des non-salariés à cause d’internet, surtout lorsqu’ils sont employés “à la pige » par des plateformes qui se glissent entre eux et les clients finaux .
Les grèves sporadiques de « chauffeurs Uber » et « livreurs Deliveroo » attirent les journalistes et la sympathie des foules, mais leurs effets concrets sur la situation de ces travailleurs est aussi faible que leur impact sur l’usage des plateformes. Même les évolutions législatives récentes semblent impuissantes à donner un pouvoir réel de négociation aux indépendants.
Et si ces indépendants utilisaient la technologie et les outils mêmes utilisés par les plateformes pour peser efficacement sur leur sort, plutôt que de tenter des grèves collectives qui n’ont qu’un effet cosmétique ? Un article récent de Sam Dessin publié dans The Information, jette un pavé dans la mare numérique en appelant les représentants de ces travailleurs à « mettre à jour leur mode d’emploi des actions revendicatives ». Et propose de nouveaux modes d’actions “basés sur la donnée” (data driven)
Lire A solution for Gig Economy Labor : lightning Strikes in The Information (accès payant)
visuel Sam Lessin
« Les travailleurs doivent apprendre comment lutter pied à pied avec les plateformes » nous dit-il. Passer de la guerre de masse sur des champs de bataille ouverts à des micro-guerillas, en utilisant la technologie pour des actions ultra ciblées. Passer de la « grève du XXème siècle » à la « grève éclair guidée par les données ».
Explications.
Dans le modèle des plateformes à la Uber ou Lyft, il est illusoire de vouloir bloquer le service en coordonnant une action groupée des chauffeurs. L’entreprise n’est tout simplement jamais à court de main d’oeuvre : la standardisation des métiers lui permet de bénéficier d’une base de chauffeurs à peu près illimitée. Cette base par ailleurs est facilement mobilisable à l’aide d’incitations individualisées. La relation avec la plateforme est personnelle, via une application consultée par le travailleur lui-même. Il n’y a aucun piquet de grève à franchir ni dépôt à débloquer si l’on décide de rouler un jour de grève.
Lire Qu’est-ce qu’un modèle économique scalable sur le modèle des plateformes
Alors qu’une usine qui emploie des ouvriers à plein temps souffrira instantanément d’une grève même limitée, aucun risque comparable pour les plateformes. Car en réalité peu de chauffeurs travaillent à plein temps pour l’une ou l’autre plateforme. Dans le cas de Lyft par exemple, la moyenne serait de 20% du temps. Les étudiants qui roulent pour Deliveroo ne le font que quelques heures par semaine. Il y aura toujours des « partenaires » qui acceptent de travailler plus pour remplacer celles et ceux qui choisissent de s’arrêter ce jour-là.
D’autant que le caractère hyper-individualisé – et anonyme – des rémunérations (bonus, prix dynamique de la course, prime de fidélité, de parrainage,…) permet de motiver un individu seul devant son téléphone plus facilement qu’une négociation avec une assemblée de grévistes.
Dans un monde où l’entreprise n’existe plus physiquement mais se distribue en autant de relations individuelles, la grève n’a pas de « matérialité » collective. Pour celles et ceux qui ont déjà connu une situation de grève, l’effet de groupe (le sentiment d’appartenance, la ferveur de l’action ou la peur d’être mal jugé par ses collègues) n’existe pas. Quand aller au travail équivaut à ouvrir une application, les moteurs traditionnels qui permettent de « tenir » une grève ne dépassent pas l’envoi de SMS et quelques réunions sporadiques dans la rue.
Alors, comment mener une action collective à l’ère des plateformes de travail distribué ? En menant des interruptions de services en mode guerrilla basée sur des données nous dit Sam Lessin. L’auteur de l’article nous fournit le mode d’emploi de ces actions en prenant l’exemple de chauffeurs (ride-hailing workers) :
- D’abord, faire installer par chaque chauffeur une application de communication indépendante de la plateforme, permettant leur géolocalisation en temps réel; on en trouve de nombreuses sur le marché
- Mener des « micro-grèves » (lightning strikes) hyper ciblées en termes de lieux, périodes ou évènements. Par exemple coordonner la déconnexion de tous les chauffeurs situés sur un aéroport en période de pointe, à la sortie d’un concert ou d’un stade,…le faire au dernier moment pour maximiser l’impact
- Être en mesure de compenser les pertes de revenus des chauffeurs qui ont accepté de mener l’action; ceci suppose de mettre en place un mécanisme d’assurance collaborative en amont de l’action, et d’assurer la juste compensation des grévistes ensuite
- Les travailleurs ont besoin par conséquent de « lever des fonds » pour se constituer une cagnotte de grève, afin de pouvoir mener une douzaine de grèves-éclair; c’est évidemment la partie la plus difficile : l’auteur suggère une sorte d’abonnement de quelques euros par chauffeur, et incite des ONG ou organisation philanthropiques à les soutenir financièrement
- L’utilisation de l’application de géolocalisation prévue en 1. devrait permettre de vérifier assez facilement si les travailleurs ont bien participé à l’action; l’auteur propose même de gamifier cette action en lançant un tirage au sort qui rapporterait 1000$ aux participants
Les grèves habituelles de chauffeurs de plateformes ont pour effet d’allonger le temps d’attente et d’augmenter le tarif pour le voyageur (car les prix sont dynamiques); la « grève-éclair » proposée en 2. aurait un impact beaucoup plus fort sur les clients de l’application qui ne trouveraient aucune solution à la sortie d’un évènement par exemple
Alors que les plateformes luttent sur le terrain légal pour éviter la reclassification de leurs conducteurs en salariés, donner du pouvoir à ces conducteurs en leur fournissant les mêmes « armes » que leur donneur d’ordre n’est finalement que la réponse du berger à la bergère.
L’auteur propose donc de créer une telle base utilisateurs et trésor de guerre avant tout de manière dissuasive; l’efficacité des grèves-éclair serait telle que la simple menace suffirait à amener les plateformes autour de la table de négociation
Quelques réflexions sur le sujet.
Cet article certes provocateur pour les plateformes pêche par une certaine naïveté : l’idée que “plus de technologie est nécessaire pour apporter une solution aux problèmes causés par la technologie” est bien un raisonnement de tech bro (les hommes qui travaillent dans les entreprises technologiques). Vous ne serez pas étonné d’apprendre que Sam Lessin est l’ancien Vice-Président Produit chez Facebook. Même chose pour la “gamification qui permettrait de gagner 1000$”. On peine à imaginer comment mettre en place ses préconisations entre chauffeurs qui ne se connaissent pas et ne se voient jamais, alors de là à coder un concours ou je ne sais quoi…L’idée que les “organisations à but non lucratif” pourraient soutenir financièrement les grévistes semble elle, comment dire, très optimiste.
Mais c’est plutôt ailleurs que le bât blesse à mon avis. Je peux me tromper mais je pense que la majorité des gens qui travaillent pour ces plateformes ne cherchent pas à en devenir salarié.e. ni même à resserrer leurs liens avec les autres “partenaires” de la plateforme. Ou par choix personnel de rester indépendant, ou parce que ce job n’est que provisoire / accessoire pour eux. Leur mobilisation est par conséquent difficile avant tout par manque d’implication et de volonté personnelle. D’aucun y verront la conséquence de leur exploitation sociale et professionnelle, mais c’est encore une fois une dialectique du passé qui ne colle qu’imparfaitement à la situation à mon avis.
Est-ce qu’ils doivent accepter pour autant la baisse continue de leurs rémunérations (bien réelle) et le durcissement de leurs conditions de “partenariat” (nombre de courses minimales, temps d’attente,…) ? Pas du tout. Et c’est là où les idées développées dans l’article peuvent trouver une application. À Paris par exemple des chauffeurs auraient trouvé comment “jouer” avec l’algorithme d’Uber pour augmenter leurs revenus. Ils se garent à proximité de lieux où la demande est forte et se déconnectent de l’appli de manière concertée. L’algorithme constate le manque d’offre et augmente les tarifs automatiquement (dynamic pricing). Les chauffeurs se reconnectent ensuite et profitent de courses mieux rémunérées. Nous sommes bien dans le cas d’une action-éclair-basée-sur-la-donnée, mais elle a pour principale victime…le client, qui paie plus cher, et pas la plateforme. Celle-ci au contraire perçoit une commission plus élevée.
Cet article a au moins le mérite de montrer à quel point les actions sociales traditionnelles du XXème siècle n’ont plus la même efficacité quand les tâches sont individualisées et parcellisées. Dans la tradition américaine l’auteur propose des actions qui “partent d’en bas” là où notre culture française pense « lois et organisations venant d’en haut ». Cela pose enfin plus largement la question des moyens offerts aux travailleurs indépendants pour améliorer leurs conditions de travail, pas uniquement en temps de grève mais toute l’année. Il est urgent que les corps intermédiaires (syndicats, conseils des travailleurs) et les élu.e.s prennent conscience du fonctionnement des technologies derrière les plateformes afin de promouvoir des réponses adaptées.
La technologie ne peut pas tout, mais quand votre employeur est un algorithme, il faut aussi apprendre comment négocier avec lui.
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