Les 10 ans qui ont changé le monde
Qui se souvient du temps où les téléphones servaient à téléphoner ? Dix ans nous séparent du 10 juillet 2008, jour de lancement de l’Appstore d’Apple. Lancé avec 500 applications, il en compte aujourd’hui 2 millions et a généré plus de 100 milliards de dollars de recettes pour leurs éditeurs. Cette plateforme a fait bien plus que l’objectif initial de Steve Jobs : “renforcer l’iPhone avec des contenus délivrés par internet”. Elle a totalement bouleversé la manière de créer de la valeur dans l’économie d’aujourd’hui.
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Comment l’Appstore d’Apple a-t-il changé la manière de créer, distribuer et valoriser des services numériques ? Quels sont les facteurs ayant permis à certaines entreprises de s’accaparer l’essentiel des effets de cette plateforme ? Que reste-t-il aux autres pour réussir ?
1. Créer une plateforme attractive pour les utilisateurs, mais aussi pour les développeurs
Quelques semaines après le lancement de l’Appstore le 10 juillet 2008, Steve Jobs accorde une rare interview au Wall Street Journal. Il y détaille sa vision du marché du mobile : “nous pensons, en regardant vers l’avant, que le téléphone du futur se différenciera par le logiciel”.
Lire : l’interview de Steve Jobs dans le WSJ
En 2008, le smartphone est un marché de niche d’à peine 237 millions d’utilisateurs. Deux téléphones mobiles sur trois sont des Nokias. Avec le lancement de l’iPhone un an plus tôt, Apple souhaite renouveler le succès du Mac et de l’iPod. Mais comment faire pour résoudre l’équation suivante : vendre un appareil moins performant et nettement plus cher que le marché, alors qu’il donne accès au même réseau de communication et aux mêmes contenus ? Steve Jobs répond : en apportant de la valeur ajoutée à ses utilisateurs grâce au logiciel.
Apple va faire ce que 30 années de collaboration avec des développeurs lui suggérait : apporter à ces développeurs des outils, un système de distribution et un modèle économique incitatif. “Certaines entreprises ont pu lancer leur application en 90 jours; 48 heures seulement après leur soumission, elles étaient devant leurs utilisateurs; au bout de 30 jours, elles recevaient leur premier virement” (Jobs, ibid).
Si Apple est nouvelle en téléphonie mobile, elle excelle en matière de softwares : graphisme, interfaces, communication, gestion des emails, des photos,…tout est conçu pour apporter une expérience radicalement différente de celle des concurrents.
Cette attractivité sera renforcée par de nouveaux modèles de revenus. Initialement basé sur un prélèvement de 30% sur chaque transaction, le modèle va s’enrichir de possibilités de vendre des services à travers les applications (in app purchase) ou par abonnement (suscription fee). De plus en plus de fonctionnalités seront ajoutées également : authentification sécurisée par empreinte digitale ou reconnaissance faciale, interfaces vocales ou encore réalité virtuelle.
Steve Jobs : ”pour lutter contre le marché de l’époque, nous avions besoin d’une plateforme sur laquelle les développeurs pouvaient écrire les meilleurs logiciels”. Stephen Elop, le patron de Nokia, reprendra presque mot pour mot cette vision pour expliquer en 2011 la chute de son entreprise : “nous n’avons pas été battu par un meilleur téléphone, mais par un écosystème tout entier”.
Lire notre article sur la chute de Nokia : votre plateforme brûle-t-elle ?
2. L’âge d’or des applications mobiles (2009-2013)
L’Appstore n’est cependant pas réservé aux petits développeurs. Les plus grandes marques, les plus grands médias se résoudront à passer sous ses fourches caudines. En 2018, même Nintendo, qui a construit sa stratégie sur la combinaison console + logiciels maison, se décidera à publier une version de Super Mario sur iOS. Parmi les entreprises établies, certaines comme Amazon, Google ou encore Netflix, comprendront plus rapidement que les autres l’intérêt de concentrer toutes leurs forces sur ce nouvel environnement. Mais n’allons pas trop vite : dans les premières années, l’Appstore est le théatre d’une des plus formidables éclosion de services depuis la révolution industrielle.
Dans un article récent, Eric Feng, investisseur chez Kleiner Perkins, décrit la jeune histoire de l’Appstore.
Lire : Consumer startups are dead. Long live consumer startups
L’investisseur distingue deux grandes périodes :
La première – entre 2009 et 2013 – est l’apogée des applications nouvelles. C’est “la révolte du consommateur”, révolte contre les grands systèmes de distribution qui trustaient jusqu’alors le marché. Des applis comme Uber, Instagram, Pinterest, WhatsApp sont créées directement pour le mobile avec très peu de moyens. Grâce à l’usage de la géolocalisation, de la connectivité et du cloud computing, elles vont chacune bouleverser le secteur dans lequel elles pénètrent à une vitesse hallucinante. Pensez aux taxis, aux appareils photos ou aux SMS. C’est l’âge d’or des applis BtoC (qui s’adressent directement au consommateur). Leur valorisation atteint vite des sommets inégalés : acheté 1 milliard par Facebook, Instagram en vaut 100, Netflix a également multiplié sa valeur par 100 en 10 ans, Uber par 2000, Snap par…20 000. Profitant de l’explosion du mobile qui passera à plus d’un milliard et demi d’utilisateurs sur la période, ces applications portent les plateformes Apple et Google (qui entre temps a développé sa propre plateforme après le rachat d’Android) au sommet des valorisations mondiales. Facebook s’inspirera aussi de ce modèle ouvert pour développer un réseau d’applications.
3. Quand les David deviennent Goliath (2013-2018)
Alors que les applications nouvelles représentaient encore 55% des applis en tête des chargements sur l’appstore dans la première période, ce taux tombe à 5% en 2018. Que s’est-il passé ? Malgré une augmentation du nombre de mobiles dans le monde qui atteindra 3 milliards cette année, la concentration des usages entre quelques applications s’est renforcée. Quelques entreprises ont réussi en 5 ans à s’accaparer l’essentiel des effets de ces plateformes jusqu’à devenir quasiment hégémoniques.
Éric Feng explique cette hégémonie par trois avantages simultanés : l’effet réseau, la distribution de leurs solutions en de multiples services et la concentration des talents.
- l’effet réseau
La plateforme est conçue pour maximiser le potentiel de chaque utilisateur. Chaque clic, chaque action ou achat en ligne vient apporter des données individualisées. Chaque “like” ou “share” relie les contenus visités aux contacts de l’utilisateur, et vice versa. Chaque publication de contenus vient renforcer l’attractivité de la solution de manière exponentielle. C’est le network effect décrit notamment par Metcalfe : un téléphone utilisé par une personne n’a aucun intérêt; mais chaque utilisateur supplémentaire augmente le nombre d’interactions potentielles de manière exponentielle. Non seulement chaque nouvel utilisateur coûte moins cher que le précédent, mais le service qui lui est offert est meilleur et rapporte plus que le précédent.
[Lire notre article : qu’est-ce qu’un business model scalable ?]
- une distribution des solutions interconnectées
L’existence de standards technologiques pré-existants a permis de créer non pas des applications séparées, mais un “archipel” de solutions interconnectées qui se valorisent les unes les autres. Ainsi, un rendez-vous via votre messagerie Gmail s’inscrit en un clic sur votre agenda Google interfacé avec votre carte GMaps, elle-même enrichie par les informations de Google Adresse et de Waze…Cross-poster des photos sur Facebook et Instagram est à la portée d’un enfant de 8 ans, et Messenger est devenu une plateforme pour d’autres applications. Au fil des créations et des acquisitions, Facebook et Google ont chacun une dizaine d’applications ayant plus d’un milliard d’utilisateurs. Dans le e-commerce, Amazon a créé plus de 100 marques privées qui, comme par hasard, sont celles qui sont proposées par son interface vocale Alexa.
Longtemps incompris ou sous-estimés par leurs concurrents, ces deux avantages procurent à ces “nouveaux empires” une rentabilité exceptionnelle : 80% de la valeur de Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google, soit 3 000 milliards de dollars, a été créée après 2013.
- la concentration des talents
La formidable génération de revenus de ces services leur a permis d’embaucher les meilleur(e)s ingénieur(e)s et de développer les outils de travail les plus puissants. Amazon consacre plus de 20 milliards chaque année à la recherche et développement. Apple, Google et Facebook ne sont pas loin. Les salaires s’envolent, et les packages d’actions préférentielles généreusement offerts font des premier(e)s employé(e)s de ces entreprises des multi-millionnaires. Les anciens de ces entreprises ne les quittent que pour fonder d’autres startups qui sont à leur tour rachetées, alimentant un processus inflationniste.
Les leaders sont-ils désormais intouchables ?
4. Peut-on encore réussir en créant une application ?
L’auteur de l’article Eric Feng reste optimiste : il développe des arguments pour expliquer comment combattre le nouvel empire.
Tout d’abord, les effets réseaux.
Pour Éric Feng, pas la peine de lutter contre les FAANG (Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google) sur leur propre terrain. Les mobinautes utilisent en moyenne 3 réseaux sociaux, 4 applications de shopping, 2 de messageries et 2 de contenus audiovisuels. Il y a donc encore de la place pour se lancer.
Ensuite, la distribution des solutions.
Même si seules 5% des applis dans le top 100 sont de nouvelles applis, celle qui réussissent rencontrent un marché immense. Le risque d’échec est plus élevé, mais l’écosystème pour les soutenir existe : ce sont les venture capitalists et tous les dispositifs de soutien créés depuis pour accompagner les jeunes pousses.
Enfin, et c’est le principal sujet d’optimisme pour l’investisseur, les ressources sont plus accessibles et peu chères que jamais.
Les FAANG mettent en accès libre des centaines d’outils permettant de créer des services. Pas besoin de recruter 20 personnes et d’acheter des serveurs pour monter de toute pièce une application de taille mondiale utilisant l’intelligence artificielle, des interfaces vocales et de la réalité augmentée. Tout ou presque est accessible à la demande et “sur étagère”.
Lire notre article : Amazon, l’empire invisible
Dans le monde entier, des dizaines milliers d’entrepreneurs continuent chaque jour de créer des services qui seront à la portée de milliards de mobinautes. Même infiltré par le nouvel empire, le formidable terrain de jeu créé par les appstores reste un eldorado inégalé dans l’histoire de l’économie. 10 ans après sa création, l’appstore a fait bien plus que de “rendre les appareils plus attractifs” : il a façonné de toute pièce une nouvelle économie.
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Liens vers les sources utilisées dans cet article :
Consumer startups are dead, long live the customer startups, Eric Feng.
L’interview de Steve Jobs dans le Wall Street Journal
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