Startups : comment franchir le gouffre ?
Deuxième article sur le marketing de l’innovation.
Dans un premier article, nous avons étudié en détail comment lancer un produit innovant et séduire les early adopters. Nous allons maintenant attaquer le coeur de la stratégie marketing : comment conquérir le marché des entreprises établies, le plus important et le plus rentable pour votre entreprise ?
15marches est une agence d’innovation
Découvrez nos offres
Suite du premier article : Marketing de l’innovation : comment lancer un produit innovant ?
Ces deux articles sont tirés du livre de Geoffrey Moore, Crossing the Chasm (littéralement : « franchir le gouffre »).
1. Faciliter le passage d’un segment de client à l’autre
La particularité du marketing de l’innovation est de chercher à créer des « ponts » entre différentes catégories d’utilisateurs. La particularité du cycle d’adoption des technologies décrit précédemment nécessite d’adapter sa stratégie à chaque “passage d’étape”. Crossing the Chasm détaille les bonnes manières de tirer parti de la recommandation et des effets réseaux.
Pour la description détaillée des différentes catégories présentées voir l’article précédent
-
des fans de techno vers les visionnaires :
Si votre produit est réellement innovant, les early adopters contribueront volontiers à sa notoriété. Le passage d’un segment à l’autre est assez naturel : il nécessite l’introduction d’un discours argumenté sur la vision poursuivie par l’entreprise, qui sera soutenu en personne par un(e) représentant(e) dans les espaces et moments où se côtoient ces populations. La stratégie marketing est d’établir une relation privilégiée avec ces catégories, dans laquelle les responsables du produit sont étroitement impliqués pour répondre et améliorer en continu. L’objectif n’est pas de chercher des débouchés ni des brevets, mais de créer des liens sincères et fructueux pour les deux parties.
-
des visionnaires vers les pragmatiques
Nous voici face au “gouffre” décrit par Geoffrey Moore. Le bouche-à-oreille et la recommandation ne fonctionnent pas entre ces deux catégories. Si elles apprécient toutes deux les produits innovants, leurs besoins sont très différents, voire opposés.
Les visionnaires aiment être les premiers à voir le potentiel d’une nouvelle technologie. Leurs références s’ouvrent à de nombreux domaines en dehors de leur champ d’activité. Le quotidien les intéresse moins que le futur. Ils se préoccupent peu des infrastructures et du contexte existant dans une industrie en particulier.
Les pragmatiques, à l’inverse, veulent “voir pour croire” des références tangibles et concrètes. Ils font confiance aux références de leurs pairs dans leur propre segment et privilégient naturellement les leaders du marché. D’où la difficulté pour une entreprise nouvelle sur un marché d’obtenir ces références de la part d’une catégorie qui ne veut pas avoir affaire à des nouveaux (problème de l’oeuf et de la poule).
Pour toutes ces raisons, les visionnaires ne sont pas une bonne référence pour les pragmatiques. Au contraire, ils sont vus comme ceux qui vont faire prendre des risques à l’entreprise: ils en tireront le seul profit en cas de succès, mais laisseront les autres “réparer le bazar” en cas d’échec. Les pragmatiques se méfient des schémas grandioses car ils savent qu’ils devront eux vivre avec les résultats de ces schémas. Le pragmatique ne se contente pas de démos ou de MVP : il veut des produits qui fonctionnent déjà dans des cas similaires à celui de son entreprise. Vous comprenez mieux pourquoi il est si difficile à joindre depuis votre rencontre au CES de Las Vegas ? Mais rassurez-vous, rien n’est perdu : le chapitre suivant un peu plus bas détaille la stratégie marketing pour franchir le gouffre.
-
entre pragmatiques et conservateurs
L’influençage fonctionne en revanche très bien entre ces deux composantes, souvent au travers de publications et évènements spécifiques à leur domaine. Les conservateurs sont généralement touchés dans une phase ultérieure aux pragmatiques, quand ils considèrent que ces produits ne sont plus innovants mais avant tout pratiques et pas chers. Leur conquête présente l’avantage d’être possible à moindre frais pour l’entreprise, sous réserve d’un conditionnement et d’un pricing adapté (exemple des fonds de catalogue pour les téléphones mobiles).
La dernière catégorie (retardataires) ne sera utilisatrice de votre produit que lorsqu’il sera totalement dépassé. Elle n’est pas concernée par le marketing de l’innovation.
2. Comment franchir le “gouffre” qui sépare visionnaires et pragmatiques ?
Forte de ses premiers succès auprès des early adopters, il est tentant pour l’entreprise innovante de vouloir attaquer cheveux au vent le marché des entreprises pragmatiques. “Pourquoi perdre du temps alors que ce marché de *X milliards* nous tend les bras : prenons-en quelques % et notre fortune sera faite”. Cette stratégie est le meilleur moyen de planter votre startup. Si mathématiquement conquérir 6% d’un marché de 100 millions équivaut à conquérir 60% d’un marché de 10 millions, les stratégies pour y arriver – et vos chances de succès – n’ont rien à voir.
Ce moment est crucial dans votre entreprise. Vous ne devez pas à ce stade chercher à conquérir une petite part du marché de masse. Vous devez commencer par conquérir totalement (l’auteur parle de “posséder”) un marché de niche bien choisi, qui vous permettra ensuite d’intéresser et de conquérir le marché plus important que vous visez. Devenez un gros poisson dans une petite mare.
L’ouvrage fait référence au plan des Alliés en 1944. Ils n’ont pas cherché à conquérir directement l’Europe de l’Ouest : ils ont cherché d’abord à “prendre” une plage pour y installer une tête de pont, qui leur a permis ensuite de conquérir la Normandie, puis la France,…et l’Europe. Personnellement j’utilise une autre analogie : les segments de marché les plus pragmatiques sont comme des bûches dans un feu de bois : on ne peut les allumer avec de simples allumettes, même en frottant très fort. Il faut commencer par du petit bois. Un marché de niche soigneusement sélectionné vous servira de “petit bois” ou de “plage de débarquement” pour conquérir le marché de masse. Alors seulement vous commencerez à intéresser les acheteurs de grands groupes.
3. Comment choisir sa tête de pont ?
Ici intervient un élément essentiel. Si vous ne connaissez pas du tout le marché que vous visez, ou si vous en avez une vision uniquement théorique, renoncez. Attention nous ne parlons pas d’études de marché dans lesquelles sont compilés les rares chiffres disponibles. Les marchés qui n’existent pas encore ne s’analysent pas avec des données macros et des focus client. Ils s’anticipent et se “sentent”. Le choix de votre “plage de Débarquement” doit être effectué avec le plus grand soin et le maximum d’intuitions possibles. On ne fait pas la guerre sans espions.
Selon Geoffrey Moore, votre plage de débarquement doit être :
- assez grande pour compter (ex. : un marché de 10 millions d’€)
- assez petite pour être gagnable et “possédée” en moins de deux ans (ex. : 6 millions sur 10 millions)
- à qui votre produit/service apporte beaucoup
- assez proche pour que vous ayez les moyens de vous en occuper
- qui comprennent ce que vous pouvez leur apporter
- qui aille bien avec votre image et votre ambition.
Exemple donné dans le livre : Aruba a développé une solution de WiFi public pour couvrir des espaces ouverts. Plutôt que de choisir les grandes entreprises où le leader Cisco régnait en maître (quoi qu’avec une solution moins performante), Aruba a préféré d’abord attaquer le marché “vierge” des universités. Pour couvrir les besoins très complexes des étudiants, l’entreprise a dû développer des partenariats avec d’autres startups et trouver des solutions inédites. Une fois ce marché conquis, Aruba s’est trouvé en position de force pour répondre aux besoins croissants de BYOD dans les entreprises : son “produit entier” (voir plus bas) était nettement plus adapté que celui de Cisco et son succès dans les universités rassurait les acheteurs de grands comptes.
Salesforce de même a implanté sa solution en SaaS tout d’abord dans les départements Ventes des entreprises, leur apportant immédiatement une solution très efficace à leurs problèmes spécifiques de continuité et de mobilité. Population très mobile professionnellement, les vendeurs ont “exporté” la solution dans d’autres entreprises, chez des fournisseurs, des clients et enfin au sein de leur propre entreprise. Jusqu’à ce que Meryll Lynch équipe ses 10 000 salariés et apporte la référence attendue par le reste du marché.
Compte tenu de ces éléments, vous comprendrez que l’auteur recommande de ne pas se disperser sur plusieurs marchés. Vous ne réduirez pas le risque d’échec en multipliant les plages de débarquement. Concentrez vos forces : n’attaquez qu’un seul marché.
4. Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin…à l’ère d’internet, il faut savoir faire les deux
Aruba n’a pas réussi seul à répondre aux multiples problèmes posés par la montée de l’usage des ordinateurs portables dans les universités. En évaluant correctement les besoins de sa cible, l’entreprise a pris conscience que la bonne réponse ne pouvait être apportée par son seul produit. Elle a donc tissé des partenariats avec d’autres entreprises, en rachetant même certaines, à même d’apporter compléments à son offre. Cette stratégie lui a permis d’arriver en position de force lors de l’étape suivante. Non seulement elle avait conquis la “tête de pont” du marché complexe des universités, mais son “whole product” (produit entier) était nettement plus attractif que celui de son concurrent Cisco.
Moore explique ainsi le concept de whole product :
La clé est de comprendre ce qu’attendent les clients de votre produit mais surtout de l’ensemble des services et écosystèmes qui permettent de l’utiliser.
Les early adopters par exemple sont sensibles au seul produit générique : ses caractéristiques techniques, ses performances et limites. Ils savent intégrer eux-mêmes ce produit à leur propre environnement IT et trouver les compléments utiles. Leur utilisation est également limitée à quelques cas d’usage.
Pour le marché de masse (pragmatiques et conservateurs) en revanche, c’est le produit entier qui compte. Ils n’ont ni la compétence ni l’envie de compléter eux-mêmes votre produit générique. C’est pourquoi ils privilégient les solutions globales avec un coût de changement (interfacage, compatibilité, portabilité, formations,…) le plus faible possible.
Les pragmatiques aiment MS Office parce que ça marche sur tous les ordis de leur entreprise, que ça permet tous les usages basiques, les échanges de fichier, que tous les manuels et les formations sont disponibles,…Ils préfèrent un générique plus faible si le produit entier est plus fort. D’où l’intérêt – et la difficulté – de “devenir un standard” pour eux.
En résumé, les questions que vous devez vous poser si vous hésitez encore sur votre stratégie sont les suivantes :
- quelle plage de débarquement choisir ? À la fois conquérable et reliée à des marchés plus importants
- comment et avec qui construire un “produit entier” pour séduire ces marchés ?
- comment abaisser le coût du changement et devenir un standard pour votre cible ?
J’espère que la lecture de ces deux articles vous a inspiré et motivé. Notre agence accompagne actuellement deux clients pour lancer de nouveaux produits à l’aide de ce type de démarche. Contactez-nous si vous voulez en savoir plus sur nos prestations.
Si vous avez apprécié cet article, vous pouvez le partager
Photo : Robert Capa.
Visuels : 15marches, d’après Crossing the Chasm
Pour aller plus loin :
Crossing the Chasm, de Geoffrey Moore
15marches est une agence d’innovation
Découvrez nos offres
Découvrez notre newsletter
Suivre Stéphane