Les 10 années qui ont transformé la presse : l’exemple de Ouest-France

Interview du directeur des services numériques de Ouest-France, Fabrice Bazard. Comment passer de 0 à 200 000 abonnés numériques.

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Nous avons interviewé Fabrice Bazard, le Directeur des Services Numériques et Systèmes d’Informations chez Ouest-France, qui a impulsé les 10 dernières années de transformation profonde de ce quotidien. Un « DSI » pas comme les autres, avec une expérience particulière en matière de création de services, de plateformes de services et de modèles économiques.

Nous avons parlé presse, numérique, modèles économiques, publicité, SEO, e-commerce, mais aussi protection des données, journalisme et avenir de la presse.

Interview réalisée le 15/12/21 en visio par Stéphane SCHULTZ, fondateur de 15marches.

☕️ La lecture peut prendre une vingtaine de minutes. Nous avons surligné en couleur les points saillants de l’interview si vous souhaitez y revenir. Bonne lecture !

Stéphane :  Bonjour Fabrice, merci d’avoir accepté cet entretien. C’est une nouveauté de faire un interview dans ce blog, mais le parcours de Ouest-France illustre en plusieurs points les sujets que nous abordons ici : transformation numérique, nouveaux modèles économiques, technologies et management des données. Tous les sujets que nous allons aborder ensemble ici et maintenant.

Fabrice Bazard :

Oui, nous faisons énormement de choses mais nous sommes comme les cordonniers mal chaussés : nous communiquons peu sur nos réalisations et nos résultats. 

Je suis arrivé chez Ouest-France en 2012, sans rien connaître de ce métier. De formation ingénieur et école de gestion, j’avais auparavant travaillé dans l’industrie et surtout dans la banque, en tant que DSI d’Arkéa (Crédit Mutuel de Bretagne).

J’ai développé chez Arkéa les activités nouvelles autour de services en marque blanche : de la salle de marché aux crédits en passant par les postes de travail, nous avons ouverts nos services à des tiers. Arkéa mettait à disposition sa plateforme de services et son infrastructure à des concurrents. Ces services étaient vendus à l’usage, à partir de notre plateforme de services. 

Pourquoi avons-nous fait cela ? Quand tu es une banque régionale comme le Crédit Mutuel de Bretagne, tu ne peux pas créer d’agences à Paris. Donc si tu veux te développer, tu le fais en développant le back office. Cela permet d’augmenter le volume d’opérations qui utilisent ton système d’information, et donc de baisser tes coûts. Cela permet aussi de profiter de la créativité d’utilisateurs externes qui vont avoir des usages différents des tiens et te demander de répondre à de nouveaux besoins. 

Stéphane : Vous vouliez devenir le Intel Inside de la banque ?

Pas exactement, car nous ne vendions pas de logiciel. À l’époque on disait à Allianz Banque qui démarrait : concentrez-vous sur vos clients, le marketing,…nous on s’occupe du moteur : l’IT et le back office. Par exemple la gestion des moyens de paiement, on s’en occupe. Arkéa-CMB ne s’est pas positionné comme un éditeur de logiciel ou comme un Salesforce. On ne vendait pas l’IT seule, on la vendait avec des prestations de back office.

Nous avons beaucoup appris à l’époque sur la stratégie de choix du marché pour ces nouveaux services. Il fallait s’assurer qu’en ouvrant nos outils à ces acteurs nous n’allions pas gêner leur développement avec des services inadaptés. La crise de 2008 avait mis des exigences réglementaires encore plus strictes que les banques moyennes n’arrivaient plus à respecter. La mutualisation de moyens a permis à ces banques de répondre à ces nouvelles réglementations.

Stéphane : Cet esprit d’ouverture à de nouvelles activités était aussi présent chez Ouest-France, qui rappelons-le est à l’origine du développement de Le Bon Coin en France

Les suédois de Shibsted voulaient lancer l’équivalent de leur site Blocket.se en France. Plutôt que de partir de 0, ils se sont dit : on va essayer de trouver un acteur qui a déjà suffisamment d’annonces pour que le jour où l’on ouvre le service nous puissions aller concurrencer eBay. La France était particulière à l’époque car eBay était déjà très puissant (après le rachat du site eBazar). Spir (groupe Ouest-France) avait Top Annonces avec quelques centaines de milliers d’annonces dans des prospectus, du print. Quand le service nouveau s’est lancé (en 2006 NDLR) après un accord entre les deux entreprises, Ouest-France lui a amené cette taille critique avec les annonces de Top Annonces. Le service a été adopté car déjà crédible.

Ouest-France possédait 50% du Bon Coin de 2006 à 2010

Pour l’anecdote, le site ne s’appelait pas Le Bon Coin à l’époque. Ce nom a été trouvé suite à une questionnaire envoyé à des prospects. Un particulier a proposé comme nom “Le Bon Coin” et ça a été adopté ! 

Nos parts dans Le Bon Coin ont ensuite été revendues en 2010 à Schibsted pour des raisons financières. 

Stéphane : Tu arrives chez Ouest-France en 2012. Dans quel état trouves-tu le journal par rapport à ces enjeux de transformation numérique ?

Quand je suis arrivé chez Ouest-France, j’ai enrichi mon vocabulaire, parce qu’un coup ou me parlait de “tsunami”, un coup de “tempête,… » En France, si tu prends la diffusion de la presse quotidienne régionale, tu perds chaque année l’équivalent d’un titre, l’équivalent d’un journal local. C’est pire encore dans la presse quotidienne nationale. 

Le site ouest-france.fr faisait à l’époque moins de 20 millions de visites. 

Nous n’étions pas en avance sur le numérique, mais cela s’est révélé être plutôt un atout. En étant suiveurs, nous avons évité de faire les mêmes erreurs que des grands quotidiens nationaux qui ont cru au leurre des audiences. Ils ont sacrifié le print en pensant qu’il y aurait un modèle économique puissant sur le numérique. Ce qui n’a pas bien marché. 

En étant suiveurs, nous avons évité de faire les mêmes erreurs que des grands quotidiens nationaux

Revenons en arrière. Les médias ont très bien vécu jusque dans les années 2000. À cette époque, Ouest-France a été prudent en constituant des réserves. Cela nous a permis de conforter l’indépendance du journal : indépendance institutionnelle (Ouest-France est une association NDLR), financière et donc éditoriale. 

Nous avons pu investir au bon moment grâce à cette stratégie, notamment dans notre transformation numérique. Il y a dix ans, peu de gens me croyaient quand je leur disais : investir dans le numérique, ça va nous coûter le prix d’une rotative, soit 15 millions d’€. On les a mis, et même plus. 

Donc quand tu entends toute la journée que ça va mal à un moment donné, si tu veux entraîner les gens, il faut arrêter de leur dire ça. Même si c’est la réalité. Il faut leur parler de développement, leur dire qu’on va y arriver, d’arrêter de regarder derrière. 

Stéphane : Quelle stratégie avez-vous choisi pour transformer Ouest-France ?

Quand tu te transformes, il faut maîtriser ton destin, c’est à dire développer en interne les compétences nouvelles et s’occuper de ton client. 

S’occuper de ton client c’est revoir les outils de paiement et refaire ta plateforme en front (tous tes outils applicatifs au contact du client, NDLR) et t’aligner sur les meilleures pratiques. Tout cela est nécessaire mais pas suffisant. 

C’est sur les outils de front, ceux qui sont face aux lecteurs, que l’on peut faire la différence

Ensuite il ne faut jamais oublier l’interne. Si tes salariés ne sont pas fiers d’aller au boulot en travaillant sur de bons outils qui ne sont pas au moins aussi bien que ce que tu as à la maison, tu n’es pas crédible. 

L’enjeu était de dire : jusqu’à présent, on a plutôt progicialisé ce qui est front (utilisé des logiciels professionnels pour les interfaces de diffusion de nos contenus aux internautes, NDLR). On utilisait encore un CMS (content management system, le logiciel qui permet d’éditer le journal en ligne, NDLR) comme Drupal pour le front. Les journalistes utilisaient eux des outils internes. Nous avons choisi de faire l’inverse : utiliser les meilleurs outils du marché pour les journalistes, et faire un effort le plus différenciant possible sur les outils de front, ceux qui produisent et affichent le contenu face au lecteur. 

À un moment on a dit : pour les les journalistes, alignons-nous sur les meilleurs outils disponibles, ce n’est pas là que l’on va faire la différence. À l’inverse les outils de front c’est là qu’on veut faire la différence, c’est là qu’on va porter l’effort.

Stéphane : L’objectif est-il de pouvoir ouvrir ces outils à des tiers, comme tu l’avais fait chez Arkéa ?

Pour la plateforme technique chez Ouest-France nous avons conçu nos propres outils, en nous disant : un jour, ils seront ouverts à d’autres. Cela a été une manière aussi de les simplifier. Si tu ne penses pas ton architecture pour être multi-acteurs, tu vas la complexifier. 

On l’a vraiment construite en micro-services parce qu’on avait cette ambition de l’ouvrir. 

Nous avons conçu notre plateforme technique pour pouvoir l’ouvrir à des tiers

Un tiers pourrait utiliser notre système d’information, mais aussi nos livreurs par exemple. La modération pourrait aussi être l’un de ces services.

Nous les avons conçu pour.

Stéphane : Et sur les compétences, comment avez-vous acquis les compétences pour mettre en oeuvre ces transformations ?

Quand tu décides d’accélérer, il faut recruter. Ouest-France a recruté des gens qui principalement ne venaient pas des medias. Non pas que les gens en interne ne soient pas compétents, mais il fallait un regard neuf. 

Moi je venais de la banque, d’autres de l’assurance, du e-commerce. On a croisé les expériences et les secteurs. C’était vraiment fort. Même si les medias faisaient peur, tu arrives à recruter quand tu parles de tes projets. Quand tu annonces : on a 5 ans pour faire un renouvellement complet du système d’information, de notre business model, de nos produits,…des gens qui en veulent un peu, tu les attires. Nous avons développé une stratégie de recrutement tournée vers la dynamique de projets et non sur la défensive. 

Même si les médias faisaient peur, nous sommes arrivés à recruter en parlant de nos projets

Sur les 3 dernières années, on a 30 ou 40 personnes de plus à la rédaction. Sur 600 journalistes et 2 500 correspondants. 

Stéphane : Parlons maintenant du journal. Comment avez-vous fait évoluer votre modèle du print vers le print+web sans perdre de l’argent ?

J’ai dit précédemment que nous avions appris des erreurs des autres : nous savions que le modèle purement publicitaire, basé sur la seule audience, ne fonctionnait pas. Il fallait donc avoir des abonnés payants pour nos offres.

Et nous avons compris très tôt que pour avoir beaucoup d’abonnés, il fallait beaucoup d’audience. Il fallait voir un site d’information comme un tunnel de conversion : on lit un article, on revient, puis on s’abonne. 

Ça n’était pas du tout naturel dans les medias qui souvent opposaient les deux : “si tu fais beaucoup d’audience, ça veut dire que tu as un modèle publicitaire”, et “si tu veux de l’abonnement, il te faut une approche de niche : c’est comme ça qu’on fait de l’abonnement”. 

 Il fallait voir un site d’information comme un tunnel de conversion : on lit un article, on revient, puis on s’abonne 

Nous, pour un généraliste, nous avons pensé très tôt qu’il fallait les deux : l’audience d’abord, dont une partie sera convertie en abonnés. Depuis 2016, on a multiplié l’audience par 5, et le nombre d’abonnés par 5 également. Ce n’est pas totalement parallèle parce que quand on va chercher plus d’audience, on trouve des gens qui sont plus loin de notre marque. 

Évidemment, ce qui transforme avant tout le lecteur occasionnel en abonné, ce sont des contenus riches et originaux. 

Mais ensuite, la transformation (de lecteurs en abonnés) se fera aussi s’il y a de la régularité dans l’audience. Le plus fréquemment ils reviennent – et se trouvent frustrés par un article partiel (dont la lecture intégrale est réservée aux abonnés NDLR), plus nombreux seront ceux qui finiront par s’abonner. C’est très important au-delà de l’audience d’avoir une régularité des contacts et des visites. D’où la création de notre plateforme en interne. 

Stéphane : Votre site n’est pas limité aux contenus de Ouest-France journal papier, c’est en fait une plateforme de contenus d’autres origines ?

Oui, notre plateforme propose sur un seul site des contenus venant de plusieurs titres du groupe Ouest-France. Sur ouest-france.fr il y a des articles de Presse Océan, des Journaux de Loire, du Voiles et Voiliers,… et des éditeurs externes. Cette plateformisation se limite à l’ouverture à différents titres, mais pas à l’agrégation des contenus. Par exemple la Rédaction choisit ou non un partenaire externe, ex. : Made in Foot, qui aura son “quartier” dans le site. Ensuite chaque partenaire publie ce qu’il veut. Il n’y a pas d’intervention de la Rédaction du site ouest-france.fr sur le contenu de ce partenaire. En revanche, il y a un homepager qui va sélectionner les meilleurs contenus pour les mettre en avant sur la page d’accueil du site, que ces contenus proviennent d’Ouest-France ou d’autres sites. 

Notre plateforme propose sur un seul site des contenus venant de plusieurs titres du groupe Ouest-France

Il n’y a pas grand monde qui le fait à cette échelle là en France. Nous voulons créer une sorte de réflexe pour nos lecteurs. Plus tu as de profondeur de contenus, plus tu as de gens qui viennent vers toi tous les jours. Plus tu vas toucher à leurs centres d’intérêt et plus tu as une chance qu’un jour ils s’abonnent. 

Aujourd’hui on a plus de 200 000 abonnés payants sur la plateforme web de ouest-france.fr 

Stéphane : Par rapport aux abonnés “papier”, quels sont les recoupements avec les abonnés “web” ? Quelle proportion d’abonnés web sont également abonnés papier, et vice versa ?

Là aussi nous avons appris des autres, c’est l’intérêt de ne pas toujours être pionnier.

À l’époque tous les journaux eux offraient la version pdf aux lecteurs qui achetaient l’abonnement print. L’idée de l’époque était que l’on pouvait rendre le coeur de métier gratuit car on allait gagner des millions avec la pub. Ils ont sacrifié le print en pensant que les revenus publicitaires du web allaient être un Eldorado. Mais ça, ça ne marche pas. 

Nous avons commencé par du basique. Le B-A-BA, c’était la version pdf du journal papier du jour. “Lisez l’image du journal papier”. Nous voulions sortir de la gratuité : quelqu’un qui est abonné au print (la version papier, NDLR) et qui veut recevoir le pdf, il le paie. Il ne va pas payer le même prix vu qu’il a déjà acheté la version papier. Mais il va le payer : 3 € par mois. C’est un service, et un service de qualité ça se paie. 

Pour l’anecdote : on essayé de faire mieux que le pdf, de le rendre plus interactif, plus “joli”, avec des vidéos,…. On a interrogé quelques prospects, mais aucun n’était prêt à payer. À l’époque en tout cas, les gens assimilaient ce “pdf augmenté” au site internet, et pour eux, un site internet était gratuit. Le seul moyen pour les amener dans du “payant”, c’était que la version pdf soit la copie conforme du journal, comme un sorte de matérialité, de réassurance qu’ils étaient bien en train d’acheter le journal et pas payer pour accéder au site internet. “J’ai besoin d’être rassuré sur le fait que ce que j’achète a une valeur et ce qui a une valeur c’est le produit phare, le journal papier”. 

On a eu cette chance de le découvrir à temps. La version pdf à fabriquer, ce n’est pas très coûteux. Résultat : sur les 200 000 abonnés, la moitié est à 3€/mois. 3€ par mois de revenus supplémentaire x 100 000, ça se voit dans un compte d’exploitation.

Nous voulions sortir de la gratuité du web : un service, ça se paie

Donc pour répondre à ta question, 100 000 abonnés sont à la fois web et papier, et 100 000 abonnés ne sont pas print : ils n’ont accès qu’à la version en ligne. 

Nous avons créé deux abonnements : un abonnement avec le pdf, l’Édition du soir, tous les articles du site, et un “petit abonnement” le moins cher possible, qui n’avait pas le journal pdf mais avait tous les cadenas ouverts sur le site (accès à l’intégralité des contenus des articles NDLR). Et ça on va le faire à 1€ par semaine. Excellente nouvelle : un tiers des abonnés ont entre 20 et 39 ans, ce qui n’est pas du tout la cible de l’autre offre, plus chère. Donc 1/ il y a une vraie sensibilité au prix 2/ il y a un segment de lecteurs qui s’en fichent du produit fini (le pdf, NDLR), qui sont dans le flux. 

Le moteur vis-à-vis des équipes, et on vient de l’atteindre, c’est que le numérique va nous aider en nous permettant de toucher un lectorat qui n’habite pas dans les départements où l’on livre le journal papier. Le papier est cantonné dans l’Ouest, le numérique tu peux rayonner partout. 

Autre moteur : notre portefeuille d’abonnés (print + numérique) devait globalement progresser, c’est à dire que les abonnés web devaient compenser la baisse des abonnés print. Depuis 9 mois, on y est. 

Là tu souffles un peu et tu te dis : “sur mon coeur de métier, j’arrive à quelque chose”. 

Stéphane : Est-ce que vous avez pour autant trouvé le bon business model ?

Le business model des medias c’était les contenus, la publicité et les petites annonces. En très peu de temps les trois se sont effrités. Les petites annonces disparaissaient quasiment, la pub s’effondrait, et chez Ouest-France les contenus ça résistait mais on était attaqué sur les trois piliers. 

Alors, que faire ?

Si tu fais comme Axel Springer ou Schibsted tu te dis (je force un peu le trait) : “mon coeur de métier qui était le journal, ça devient un peu accessoire. Les contenus, ça devient accessoire, parce que je suis parti sur les petites annonces. J’ai SeLoger (Axel Springer en France), je suis le deuxième acteur mondial dans la petite annonce, et c’est ça mon nouveau métier. Les contenus ça m’intéresse toujours, mais parce que c’est un gros carrefour d’audience, et que ça me permet d’avoir des leads à pas cher ». 

Chez Ouest-France, on a pas voulu ça : notre métier c’est l’information et on veut rester là-dessus. Donc la distinction entre medias web et print ne nous semblent pas pertinente.

Pour nous, les medias qui sont forts sont ceux qui sont forts en print ET forts en numérique

Pour nous, les medias qui sont forts sont ceux qui sont forts en print et forts en numérique. Ouest-France pendant la crise sanitaire a progressé en print et en web. 20 Minutes, qui fait partie du groupe a regressé en print à cause des confinements, et a également régressé sur le web. Nous essayons d’être un peu agnostique du support, car il n’y a plus de bon exemple de presse écrite qui a réussi uniquement en BtoC (vente uniquement aux particuliers, pas aux entreprises NDLR). À part le Canard Enchaîné, et encore ils sont sur le web maintenant.

Stéphane : L’accès à des contenus payants ne signifie pourtant pas l’absence de publicité. Quelle est la politique de Ouest-France en matière de publicité en ligne ?

Quand je suis arrivé (2012 NDLR), on faisait 40% de revenus sur la pub. Aujourd’hui on est à à peine 22%, print et web. 

Nous savons que la publicité va encore faiblir. Les medias sont devenus des sapins de Noël de publicité. Ils ont joué le volume plutôt que le prix. La publicité numérique est devenue très peu chère, et on s’en tire parce qu’il y a un volume très important. Mais ça ne va pas dans le sens de la qualité.

Je suis convaincu que cela va se réguler : on va revenir à des formats plus qualitatifs, moins nombreux, et j’espère que la rareté tirera les prix des publicités vers le haut. Mais ce n’est pas gagné parce que les annonceurs pourraient aller un peu plus vers Google et Facebook.

L’exemple le plus parlant c’est la vidéo. Dans un premier temps, nous mettions des pubs vidéos et elles étaient “skippé” par les lecteurs. La vidéo n’était pas vue. Or les annonceurs ne paient maintenant que la vue complète (70% en moyenne). Pour l’instant on a encore un effet de bord avec l’autoplay. Mais les annonceurs sont plus mûres et tous ces artifices vont disparaître. 

Quand tu es en local tu peux arriver à faire de la pub qui est quasiment du serviciel

Comment cela va-t-il évoluer ?

Dans le brand content il peut y avoir de la pub intéressante. Quand tu es en local tu peux arriver à faire de la pub qui est quasiment du serviciel. Si je te donne un bon plan à 3 km de chez toi, tu ne vas pas forcément voir ça comme de la publicité. C’est du service. Il y a un virage qui va plutôt dans le sens des régies locales.

Stéphane : Justement, consulter une page de media revient souvent à télécharger sans le savoir des dizaines de cookies, trackers,…Cette politique d’exploitation des données d’usage est-elle tenable ?

Il y a un an, on avait 93% de consentement aux cookies, aujourd’hui on en a 73%. C’est une bonne nouvelle : les internautes deviennent plus mûrs et ne donnent plus leur consentement comme ça. Cela nous pénalise mais cela va dans le bon sens.

Nous ne communiquons pas dessus, mais Ouest-France est peut-être le seul grand media qui ne vend jamais la donnée de ses internautes. Nous collectons bien sûr de la donnée de navigation : nous l’exploitons pour personnaliser certains contenus, bientôt aussi de la pub, mais jamais nous ne vendons cette donnée de manière pro-active. C’est inscrit dans ce qu’on est, dans le “contrat de confiance” avec l’internaute. Ouest-France est un coffre-fort. 

Ouest-France est peut-être le seul grand media qui ne vend jamais la donnée de ses internautes

Le problème, c’est qu’on ne peut pas le dire haut et fort car nous ne savons pas aujourd’hui empêcher que d’autres collectent de la donnée à notre insu pour la vendre. 

On ne peut pas le dire parce que le monde des régies est un monde qui n’est pas régulé. Les dispositifs publicitaires qu’elles viennent déposer dans le display (le bandeau publicitaire, NDLR) contiennent ce qu’on appelle un js, c’est à dire du code informatique : qu’est-ce que ça fait derrière, tu n’en sais rien ! Nous sommes en train de travailler avec une boîte qui va “ouvrir le capot” de ces bouts de codes de manière à pouvoir blacklister ceux qui ne sont pas conformes à notre objectif. Nous voudrions pouvoir sortir en temps réel les gens qui ont des pratiques douteuses. 

Le jour où on saura faire ça, on pourra dire : jamais une donnée [d’usage de nos lecteurs] ne sort du site ouest-france.fr. C’est notre objectif à 3 ans. 

En espérant que ce sera reconnu et favorisé par les différents acteurs. Il faut qu’on tienne parce que pendant 2-3 ans la pub, même numérique, va encore chuter. Les audiences vont baisser également, notamment parce que Google expose un peu moins les articles de presse qu’avant. Ils disent l’inverse mais les chiffres parlent. On a 2-3 ans charnière mais on sortira de là avec des medias beaucoup plus “propres” et qui réguleront les acteurs qui gravitent autour d’eux. C’est un super projet qui devrait mobiliser. 

Stéphane : Comment gérez-vous d’un côté l’exigence d’un journalisme de qualité et de l’autre les nouveaux impératifs du web, comme le SEO ?

Le numérique a créé une exigence d’immédiateté et de réactivité à laquelle peu de journalistes étaient habitués. Le fait d’être premier pour le référencement n’allait-il pas sacrifier l’obligation de vérifier son information ? Chez Ouest-France on leur a dit : on préfère être 3ème ou 4ème que de ne pas vérifier. Ça a beaucoup rassuré nos journalistes qu’on ne s’engouffre pas en permanence dans cette quête d’immédiateté. 

Le numérique, comme le print dans le passé, privilégie la qualité des contenus. Les deux formats nécessitent le même niveau de qualité

Les choses ont aussi évolué dans le bon sens : si pendant un temps Google donnait une primauté à l’immédiateté sans regarder la qualité éditoriale derrière, ça a totalement changé. Le référencement aujourd’hui, tu le sais bien, nécessite de vraiment travailler ses contenus, qu’ils soient originaux. Google fait la chasse aux robots, il faut que ton vocabulaire soit varié, tes contenus riches…

C’est la bonne nouvelle : le numérique, comme le print dans le passé, privilégie la qualité des contenus. Il ne faut donc pas opposer la qualité des contenus des deux formats web et print : c’est la même chose. Les deux formats nécessitent le même niveau de qualité.

Stéphane. Beaucoup de medias ont cherché à devenir des points d’entrée pour le e-commerce, en proposant des liens rémunérés vers des plateformes de vente à partir de leurs contenus. Est-ce que cela fonctionne ?

Quand l’internaute vient sur un contenu, il n’achète pas le produit dont il est question dans ce contenu. Si tu lis une super critique de livre dans Ouest-France, tu n’achètes pas le livre même s’il y a un gros bouton “acheter le livre” en-dessous. Tu restes dans une logique d’information. Nous avons fait beaucoup d’essais : sous un article sur les détecteurs de fumée, une proposition d’acheter une assurance habitation. Au mieux on a fait 2 ventes par mois. 

Un jour je raconte ça à une boîte qui nous sollicitait. Coup de bol. Ils me disent : “C’est normal, vous n’êtes pas dans l’instant d’achat. Moi je vais vous proposer de l’être”. Cette boîte faisait des codes promo. Par exemple, si tu fais un achat chez CDiscount, avant de valider ton panier, tu cherches sur le web un code promo. Des entreprises comme elle proposent des codes promos en ligne. Mais pour que tes codes promo soient trouvés, ça peut te coûter cher parce que tu vas acheter des AdWords chez Google,…

La boîte en question nous dit : “les codes promo vont être hébergés chez Ouest-France, et quand vous allez taper “code promo CDiscount” sur Google, vous allez tomber chez Ouest-France. L’internaute va aller sur votre article, récupérer le code, mettre le code dans son panier et vous vous allez toucher une commission sur l’usage du code promo”. Voilà comment nous sommes devenus le deuxième acteur français du code promo depuis deux ans ! 

Nous sommes devenus le deuxième acteur français du code promo

L’asset majeur de Ouest-France, c’est pas le contenu ou le lien que je vais mettre sous le contenu. L’asset majeur, c’est le référencement. Le code promo n’a même pas besoin d’être sous un article en lien avec la promo, puisqu’il sera “découvert” depuis Google. Le code sera dans un sous-domaine caché, auquel tu n’as même pas accès. Mais comme ce code promo est embarqué dans la plateforme Ouest-France, il hérite du référencement de la plateforme Ouest-France. Quand tu tapes “Code Promo CDiscount”, on est sur la première plage (parce que maintenant Google favorise les pure players). 

Ça marche aussi avec “bon plan + [nom de produit]”. Exemple : “où regarder le match” un dimanche de match du PSG contre l’OL, on a fait 1500 ventes d’Amazon Prime. On a un référencement de dingue avec nos 3000 contenus par jour. Ensuite il faut être accroché dans Google Actualités, et dès que les trends montent, le contenu est publié pour apparaître dans ces tendances. 

C’est fondamental que l’on soit capable de vendre ce type de services car il n’est pas certain que les ventes de nos propres abonnements suffisent.

Le numérique te révèle que tu as des actifs qui sont ailleurs que ton métier historique

Le numérique te révèle que tu as des actifs qui sont ailleurs que ton métier historique. En l’occurence, le référencement est un actif phénoménal. On fait 150 millions de visites, 2 000 contenus tous les jours, notre référencement est dingue. Le potentiel est énorme.

Stéphane : En parlant de nouveaux modèles économiques, que penses-tu du développement d’offres de particuliers ou de journalistes qui proposent leurs contenus en direct aux lecteurs, via des plateformes de blog ou de newsletters ?

Ce qui paie effectivement c’est une approche de niche via des contenus bien ciblés comme ceux que tu fais toi (la newsletter de 15marches et Futur(s) NDLR). Je pense que les gens sont prêts à payer pour des contenus spécialisés qui correspondent à leurs centres d’intérêt. 

Le numérique, c’est une approche de followers, on suit des auteurs, des journalistes, des plumes, pas uniquement des journaux

Par exemple : j’écoute le podcast de Mathieu Stefani Génération Do It Yourself, ça dure longtemps, les entrepreneurs sont obligés de se livrer. Je serai prêt à payer pour ces contenus. Alors que moi le premier il y a 5 ans, je ne m’imaginais pas payer des trucs. Je pense qu’il y a de la place pour ces approches spécialisées très autonomes.

Dans une approche de plateforme, Ouest-France pourrait aussi accueillir des contenus plus “individualisés”. À commencer par exemple par des pages de  plumes locales, ou des experts. Nos journalistes même pourraient avoir leur propre page, comme cela existe dans d’autres medias. Le tout est de ne pas déroger sur nos principes de vérification et de modération des contenus.

Stéphane : Vous avez développé d’autres formats également, comme les vidéos et podcasts. Qui sont vos concurrents ?

D’un côté, tu as cette approche de signatures, de followers, et de l’autre, tu as cette convergence pluri-média, qui est l’autre révolution en cours.

C’est l’internaute qui choisit par où il rentre. C’est une question d’âge mais pas que. Selon le temps dont tu disposes, le format…

La plus grosse concurrence de Ouest-France n’est pas Le Monde. C’est BFM

La plus grosse concurrence de Ouest-France n’est pas Le Monde. C’est BFM. Entre autres parce qu’ils ont une approche par région. Tout cela se téléscope. Quand France Info vient nous voir pour nous dire : “ce serait bien que vos journalistes interviennent le soir à France 3”, on ne peut pas leur dire oui parce que, dans les faits, on est concurrent aussi sur ces formats. 

Stéphane : Comment vois-tu les 10 ans à venir ?

Je m’intéresse au web3 depuis quelques temps et c’est passionnant. Pour les medias, je voulais voir s’il n’y avait pas quelque chose à faire.

À ce stade je vois deux opportunités :

1 / Le wallet : ça pourrait être ton “magasin à cookies” 

Si on croit à la tokenisation totale, ton wallet embarque une data colossale; sous réserve que tu puisses le piloter, c’est toi qui décides ce que tu donnes [comme données] à ta banque, à Ouest-France,… le wallet ne sera hélas pas chez Ouest-France : il sera chez Metamask ou un acteur similaire; par exemple, Breitling a mis en NFT les certificats d’authentification; si tu pousses jusqu’au bout et que tu acceptes de partager avec Ouest-France tes NFT (ou peu importe comme cela s’appelera), je saurais que tu t’intéresses aux montres; c’est comme un cookie mais que tu maîtrises, sécurisé et pas opaque; il n’y a pas de raison que tu ne partages pas avec Ouest-France les preuves de tes centres d’intérêt si cela permet de personnaliser ton expérience, ou enrichir son avatar par exemple. 

La question centrale devient : comment Ouest-France peut créer de la confiance pour que toi pilote de ta data tu acceptes de nous en donner un peu ?

2/ Les NFT “purs”

Imagines, si je m’appelais Sud Ouest : tu pourrais dire, avec les chaires viticoles autour de moi, je permets à des grands crus de mettre en NFT une série de 1000 bouteilles. C’est le certificat d’authenticité. En tant que media, ce qui t’intéresse est que ces 1000 détenteurs de NFT deviennent une communauté. Si tu es acteur de ça et adossé à ça, tu peux prendre le relais et leur faire vivre une expérience, tu peux les faire participer à des conférences sur le vin. Tu peux les faire participer à ton magazine sur le vin. Tu peux coupler ça avec des expos. Google et Facebook savent déjà que ces gens aiment le vin, mais là c’est le cran d’après : le côté “passion”. Le vin, l’art, les montres, le sport (avec l’exemple de Sorare),…se prêtent bien à cet exercice. 20minutes a fait une expérience récemment qui mêle édition print, web et NFT. Mais au-delà de ça, le potentiel est aussi de rassembler des annonceurs différents selon les “formats”. 

J’espère que cette interview vous a intéressé. Si vous avez apprécié ce contenu, n’hésitez pas à le partager. Merci !

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