Le jour où le client captif s’est évadé
Les plus grandes entreprises actuelles sont issues d’une période où le consommateur était encore soumis à la tyrannie du linéaire et du temps de cerveau disponible. Cette période est maintenant révolue. Internet avait éveillé les consommateurs aux délices de la comparaison et du choix éclairé. La crise sanitaire les convertit à des pratiques de consommation de biens et services radicalement différentes du passé.
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Je vais vous parler d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître.
Un temps où les clients – ou chariots, voyageurs, patients, courses, numéros, paniers, usagers, …appelez-les comme vous voulez – n’avaient pas le choix. Satisfaits ou non, ils pouvaient à peine se plaindre de prix excessifs, de services insuffisants et de considération réduite à la portion congrue. En ce temps béni pour les marques, le client était captif. Captif de son lieu d’habitation, de son pouvoir d’achat, captif de canaux limités qui s’offraient à lui.
Mais ce temps est révolu.
Internet a commencé le travail, en permettant à chacun de s’informer, comparer et échanger de pair à pair. Les technologies ont également permis de devenir soi-même un producteur de biens et de services, en abaissant radicalement les coûts de production et d’accès au marché. Mais ce premier mouvement est resté limité. La promesse de la « longue traîne », cet accès à une offre presque infinie de ressources qui allait « démocratiser » la consommation, ne s’est pas réalisée. Les blockbusters et autres grandes enseignes ont vite appris comment maîtriser ce nouveau canal. Les algorithmes nous renvoient vers des contenus et produits tout aussi « grand public » qu’avant. La « tyrannie du linéaire », qui sélectionnait les produits en fonction d’un espace de vente limité, s’est recréée en ligne en raison du coût publicitaire pour être vu parmi les millions de sites.
Ce qui se passe en ce moment avec la crise sanitaire va beaucoup plus loin. Les digues cèdent une à une. Celles dans nos têtes, qui faisaient du télétravail une sorte de journée sabbatique soft et des achats en ligne une simple recherche de bons plans. Celles des décideurs et des tenants de l’ordre établi, qui réalisent en panique que leurs linéaires, leurs m2 et leurs zones de chalandise ne valent plus grand chose quand chacun reste chez soi.
Que les terriens confinés se ruent sur les achats et services en ligne, rien d’étonnant. Que les commerces et services traditionnels cèdent aussi rapidement leur avantage séculaire – des équipements tangibles et des services rendus par des humains – en dit long sur l’ampleur du processus en cours auparavant. Il n’y aura pas de retour en arrière.
« Toutes les cartes sont jetées en l’air, personne ne sait où elles vont retomber ». Pour comprendre vers quoi nous allons, prenons un peu le temps de regarder en arrière pour examiner les ruptures profondes que révèlent au grand jour cette pandémie. Flashback dans 3 secteurs : les medias, la téléphonie et les transports.
Temps de cerveau disponible
Le 9 juillet 2006, 22 millions de téléspectateurs assistaient médusés à l’expulsion de leur idole Zinedine Zidane, coupable d’un coup de tête dans le torse du fourbe Materazzi. Ce pic d’audience ne sera plus jamais dépassé. TF1, alors leader européen, va subir l’arrivée de dizaines de nouvelles chaînes sur les écrans. Mais surtout, l’emprise de ces médias jusqu’alors dominants sur leurs spectateurs va s’effondrer. Elles avaient pourtant connu de belles années, les chaînes de télé. D’abord une, puis 3, puis 6, elles déroulaient un modèle parfaitement huilé : concentrer les programmes les plus prisés à certaines périodes restreintes pour faire monter les prix des publicités. Puis négocier avec les autorités de tutelle l’augmentation de la durée et la fréquence de ces publicités. Les programmes ? Ils devaient avant tout « livrer du temps de cerveau disponible aux annonceurs », comme l’avait affirmé sans vergogne le président de TF1 de l’époque. La pub était elle aussi un beau métier. « La moitié de l’argent dépensé en publicité ne sert à rien. Le problème est que personne ne sait de quelle moitié il s’agit » disait John Wanamaker il y a plus d’un siècle. Mais cela n’inquiétait pas outre mesure le couple formé par les médias et les agences, trop occupés à se remettre des prix et célébrer le génie créatif des publicitaires.
Oui mais voilà, le jour où Martin Sorrell, fondateur de la plus grande agence de pub mondiale, WPP, visita une petite startup à Mountain View, il ne mit pas longtemps à comprendre ce qui s’annonçait. « But you’re fucking with the magic !! » (je ne traduis pas, vous allez comprendre…). Cette startup fondée par deux fans de mathématiques avait d’ailleurs pris un nom étrange : Google issu de Googol, qui comme tout le monde le sait est le nombre 1 x 10^100. La proposition de valeur de leur technologie était l’inverse de la magie : en finir avec le hasard de la publicité en renversant son paradigme. Désormais, l’annonceur ne paierait que les pubs que l’internaute cliquera. Et l’internaute ne verra que des pubs qui l’intéressent, puisque tel est l’intérêt de Google.
Grâce aux algorithmes, et non au talent de quelques génies créatifs auto-bronzés, les publicités apparaîtraient et disparaîtraient. Ne restaient à Google et plus tard Facebook qu’à faire augmenter le temps passé et l’engagement de ses utilisateurs sur des produits toujours plus nombreux et addictifs.
D’abord marginale, la pub en ligne pris son envol après la crise de 2008 – les crises font sauter les digues, vous vous souvenez ? – pour dépasser définitivement celle des médias traditionnels en 2018.
La crise de 2020, si elle a fait baisser les budgets globaux des gros annonceurs, touche moins les géants numériques que les autres, car eux ont su développer des services à destination des petites et moyennes entreprises. La frénésie avec laquelle le commerce et les activités traditionnelles passent en ligne durant cette pandémie devrait garnir naturellement les poches de ces mêmes plateformes. En l’absence de « pas de porte », le budget qui n’est plus consacré à l’immobilier devrait être consacré au moins en partie à de la visibilité en ligne.
Comme le disait Barrico dans son excellent Barbares, « ce ne sont pas les combattants qui ont bougé, c’est le champ de bataille qui s’est transformé ».
Moins qu’un numéro
La téléphonie n’avait même pas besoin de créer des contenus pour nous tenir en laisse. C’est nous qui faisions le boulot. Pendant des décennies, appeler des amis ou sa famille à l’étranger coûtait un rein. L’envoi d’un SMS, malgré un coût infime pour les opérateurs, nous était facturé plus de 10 centimes l’unité (non, vous ne rêvez pas). L’Union Européenne a dû siffler comme souvent la fin de la récré en faisant baisser d’autorité ces coûts et en mettant fin aux arrangements qui les maintenaient à ce niveau.
La concurrence dans la téléphonie était la meilleure publicité contre la concurrence : des télé-vendeurs à peine formés vous harcelaient pour vous faire changer de forfait ou d’opérateurs puis vous abandonnaient une fois le contrat signé; condamné à attendre le prochain renouvellement pour les voir réapparaître comme des hirondelles au printemps.
Mais là où le terme « captif » prend tout son sens, c’est lorsque l’on se souvient que jusqu’en 2011 (!), conserver son numéro de téléphone en changeant d’opérateur était loin d’être un acquis pour le consommateur. Là aussi, le régulateur a du taper du poing sur la table pour que l’on puisse conserver ce qui était entre temps devenu un élément majeur de notre « identité numérique ». L’arrivée d’un 4ème larron, le bien nommé Free, allait également entrouvrir les murailles qui retenaient les clients : forfait 24 mois, préavis, abonnements liés les uns aux autres,…
Mais comme pour la télévision, les opérateurs n’allaient pas être battus sur leur propre terrain. Deux ans auparavant, un jeune ingénieur allait s’employer à libérer les utilisateurs de téléphone du monde entier. Arrivé d’Ukraine avec sa mère femme de ménage, il avait personnellement souffert de la difficulté de garder le contact avec ses proches restés au pays. Il décida avec son compère californien de créer un service basé non pas sur le réseau mobile mais sur l’internet mobile, en permettant à chaque utilisateur d’envoyer gratuitement des messages courts quel que soit le pays où se trouvait son interlocuteur. Plutôt que d’imposer de créer un profil et créer des relations comme l’exigeait Facebook, WhatsApp s’appuyait sur le répertoire du téléphone. Magie de la Loi de Metcalfe : chaque nouvel utilisateur embarquait avec lui des dizaines, voire des centaines de contacts. Jusque 500 millions payant à peine 1$ par…an, et encore. Vous connaissez la suite de l’histoire : Facebook, inquiet par la croissance du nouveau venu, le racheta pour la somme colossale de 22 milliards de dollars. Soit un peu moins que le montant annuel du marché du SMS – 33 milliards – détruit par nos deux ingénieurs.
Usager, voyageur ou client ?
Louis Gallois, longtemps président de SNCF ne disait-il pas : « un client c’est un usager qui a le choix » ? Et pourtant, le voyageur en France a longtemps eu un choix très limité de ses moyens de déplacement.
Côté transport en commun, la situation était simple : si des compagnies privées ont peu à peu remplacé les vieilles régies locales (hormis en Ile-de-France), c’est pour entrer dans le cadre très strict de contrats leur imposant dessertes, tarifs et subventions en contrepartie d’un monopole temporaire. La concurrence a bien lieu dans les coulisses, entre deux ou trois opérateurs qui s’évertuent tous les 5 ans à convaincre les élus de leur confier les rênes du « réseau » local. Pour le « client qui n’a pas le choix » c’est la taille unique de 7 ans l’âge où vous prenez votre premier car scolaire à 77 ans l’âge où vous chassez les billets TGV pas cher en pestant contre le site internet de SNCF. Impossible pour lui de choisir ou rejeter un opérateur. Il est d’ailleurs globalement écarté de toute décision concernant le niveau et la qualité de service, surtout s’il ne vote pas dans l’agglomération.
L’usager a trouvé un autre moyen de voter : il prend sa voiture. Hormis dans les plus grandes agglomérations, la voiture individuelle reste le mode principal de déplacement. La faute à 50 ans d’étalement urbain et de politique du « ni-ni » (ni interdiction ni facilitation de la voiture) dans les accès aux centres urbains. S’il est souvent montré du doigt, cet usager est en réalité lui aussi captif… de sa voiture, de son carburant, ses assurances et tout l’écosystème qui va avec : formes d’habitat, de commerce, de loisirs…
La crise sanitaire impacte évidemment en premier lieu les transports en limitant les déplacements. Surtout, elle souligne les paradoxes parfois cruels de la société face à la crise : des populations entassées dans des lignes à la fréquence réduite pour aller prendre des emplois qui nécessitent une présence physique. Pendant ce temps, les cadres eux télé-travaillent dans leur grenier ou retrouvent le confort d’une route dégagée au volant de leur nouveau e-SUV subventionné.
La crise met également en exergue un mode vieux d’un siècle, mais qui bénéficie d’un alignement de planètes jamais atteint : le vélo. Il a détrôné l’éolienne comme symbole politique du « développement durable ». La nécessaire distanciation lui a – enfin – donné la place qu’il revendiquait sur la voirie, tandis que les gouvernants se frottent les mains de pouvoir favoriser un mode décarboné avec aussi peu d’argent public. Enfin, l’assistance électrique lui ouvre des perspectives inédites en terme de conquête d’automobilistes lassés des mensonges des motoristes.
Et nos transports collectifs là-dedans ?
Au-delà de la baisse de fréquentation actuelle, je vois trois raisons assez profondes de s’inquiéter (la dernière est dans la conclusion) :
Les arbitrages qui sont faits actuellement en faveur du vélo et de la marche ne se font pas qu’au détriment de la voiture. Dans les centres denses où ils avaient réussi à se faire de la place, ce sont les bus qui doivent s’écarter pour laisser passer les deux-roues. Et, ne nous leurrons pas, si de plus en plus d’automobilistes lâchent leur voiture pour un bel e-bike rutilant, une majorité des néo-cyclistes prenait les transports publics auparavant. À l’affolement des compteurs sur les pistes cyclables correspond l’effondrement de celui des tourniquets du métro. La hausse de l’usage du vélo n’a pour le moment qu’un effet très marginal sur l’usage de la voiture, surtout en périphérie. Et l’impact sur le CO2 est proche de 0.
Le télétravail fait baisser la fréquentation en heure de pointe, ce qui devrait réjouir les voyageurs, et donc les opérateurs de transport. Mais c’est bien mal connaître leur modèle économique. Celui-ci est basé sur le transport de masse. Plus précisément, sur la « massification des flux », terme barbare qui signifie que l’on va essayer de transporter le maximum de monde dans une période donnée avec le moins de moyen possible. Pas très COVID tout ça non ? L’offre de transport est « dimensionnée » pour les périodes de pointe. Cela signifie que s’il n’y a plus de pointe, des centaines de conducteurs vont devoir trouver autre chose à faire entre 7h30 et 9h le matin. Le « mix » des tarifs et des supports est également calibré pour les voyageurs réguliers. Les abonnements sont infiniment moins chers ramenés au voyage que les titres à l’unité. Et faire faire sa carte de transport reste une des dernières réminiscences du 20ème siècle. Bref, l’offre actuelle des transports publics est bien mal adaptée à ses nouvelles missions : capter de nouveaux clients, peu fidèles, pour des motifs autres que le « domicile-travail ». Bon courage les ami·e·s !
*** *** ***
En conclusion de ce long article – mais cela faisait tellement longtemps que je n’avais pas écrit, pardonnez-moi – je dirais que les transports publics risquent aujourd’hui de péricliter pour les mêmes raisons que le commerce de centre-ville. En s’appuyant sur leur seule présence « physique » : les arrêts de bus, le pas de porte et la situation, ils ont négligé les nouveaux territoires où se trouvent leur clientèle. Internet, les réseaux sociaux, les communautés de copains, de collègues ou de passionnés qui échangent librement, loin des marques et des institutions. En comptant sur leur seul savoir-faire, ils ont négligé l’apport des technologies en matière d’analyse, de prévision et de personnalisation des offres. En se standardisant, ils ont perdu le contact avec la population. Avez-vous reçu un SMS de votre marchand de chaussure pendant le confinement ? De votre compagnie d’autobus ? Moi non plus. Et pour cause : ils n’avaient pas établi au préalable de relation privilégiée avec moi. En regardant autour de moi, je constate que les entreprises qui s’en sortent dans ces moments terribles sont celles qui ont su établir et maintenir cette relation. Celles dont les clients ne se sentaient pas captifs, mais fidèles de leur plein gré (comme disait Richard Virenque).
Alors bien sûr, je ressens moi aussi ce syndrome de Stockholm qui me pousse à vouloir défendre ces entreprises qui m’ont pourtant si peu accordé de considération. J’évoque valeurs, gouvernance et tradition. Je suis bien placé pour savoir qu’il y a beaucoup à craindre des entreprises numériques dans les bras desquelles nous sautons. Mais je ne peux m’empêcher de me dire que le combat n’a pas été perdu le 15 mars au premier confinement ni le 15 octobre au second, mais bien avant.
J’espère me tromper.
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