S’il te plaît, dessine-moi une plateforme numérique
« Les plateformes numériques sont comme le sexe pour les adolescents : tout le monde en parle, personne ne sait vraiment comment en faire une, chacun pense que les autres vont en faire une et du coup chacun dit qu’il va faire la sienne » (d’après Dan Ariely). De la FNAC à la SNCF en passant par les Uber de ceci ou les Airbnb de cela, tout le monde veut devenir une plateforme. Les plateformes numériques symbolisent le « logiciel qui dévore le monde », l’arme absolue pour atteindre croissance et rentabilité. Mais au-delà d’un petit cercle de spécialistes, le modèle de la plateforme lui-même semble encore mal connu. Or, sans compréhension des différences entre applications et plateformes, pas d’explication sur la stratégie des GAFAs, la fin de Nokia ou celle probable des constructeurs automobiles tels que nous les connaissons. Nous vous proposons le temps d’un article de détailler ce qui fait le succès de ces organisations élégantes, et comment créer la vôtre.
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Les plateformes numériques sont partout autour de nous. Décriées ou enviées, elles sont souvent caricaturées comme de simples intermédiaires, qui feraient levier du travail et des actifs des autres pour prospérer.
Le sociologue Antonio Basilli rappelle dans un article récent : “le mot plateforme est avant tout une métaphore qui désigne une structure technique, voire une “architecture” (…). La plateforme n’est qu’une charpente, sur laquelle d’autres (usagers, entreprises, institutions) construisent (…). Dans l’histoire, le terme platform désigne également « un pacte (covenant) entre une pluralité d’acteurs politiques qui négocient de manière collective l’accès à un ensemble de ressources et de prérogatives communes ».
Architecture technique conçue pour des tiers et contrat permettant l’accès à des ressources communes : les deux piliers sont plantés. Allons plus loin.
1. “Prenez mes lumières”
Voici un exemple concret que nous utilisons souvent dans nos ateliers pour expliquer les plateformes.
Si je vous demande d’éteindre la lumière et d’éclairer devant vous, il y a peu de chance que vous grattiez des allumettes ou même sortiez une lampe de poche. Le réflexe courant est de saisir son téléphone, de faire glisser l’écran et de “cliquer” sur l’icône de la lampe pour voir la led du flash s’allumer de l’autre côté. Certains parmi vous utilisent encore, ou ont utilisé, non pas le “centre de contrôle” (les fonctions qui s’affichent lorsque vous balayez l’écran de bas en haut) mais une bonne vieille application pour allumer cette lampe de poche. Dans le visuel ci-dessus les deux écrans de droite figurent Flashlight, l’application la mieux notée sur l’Appstore. La cohabitation de ces deux modèles devraient vous intriguer…Repassons-nous la scène au ralenti :
Premier temps : Apple (que les utilisateurs de téléphone d’autres marques me pardonnent, ils traduiront) a autorisé des tiers – les développeurs de l’application Flashlight – à créer une application et la vendre sur le portail de distribution d’Apple, l’Appstore; rien de révolutionnaire me direz-vous ? Mis à part qu’Apple perçoit 20% de tous les revenus (le bandeau publicitaire au bas de l’écran) sans compter l’abonnement de 99$ par an. C’est le prix à payer pour atteindre les centaines de millions d’utilisateurs accros à leur iPhone. Bénéfice pour Apple ? Offrir à ses propres clients l’accès à des millions d’applications sans payer le prix de leur développement, et sans prendre le moindre risque commercial. Mais attendez la suite…
Deuxième temps : Apple a autorisé les développeurs de Flashlight à utiliser une fonctionnalité de l’appareil – la led du flash – pour l’intégrer dans leur propre application; pas besoin d’ajouter un accessoire sur son téléphone, pas besoin de “pirater” la lampe : tout est prévu dans le Software Development Kit (SDK) mis à disposition des développeurs et soigneusement enrichi et mis à jour par la communauté. De nombreuses fonctionnalités de l’appareil (et non de l’Appstore) sont ainsi accessibles aux développeurs : l’écran bien sûr, mais aussi le micro, le GPS, l’accéléromètre, le gyroscope,…. C’est d’ailleurs ce qui fait l’intérêt d’une “app” par rapport à un site mobile : l’accès aux fonctionnalités. Apple en a donc fait un avantage concurrentiel par rapport aux sites web. Quitter l’Appstore, c’est priver ses utilisateurs de précieuses fonctionnalités impossibles à reproduire autrement.
Troisième temps : encore plus fort, Apple a autorisé des tiers à utiliser une fonctionnalité de l’appareil d’une manière différente de celle prévue initialement. La led était prévue initialement pour servir de flash, pas de lampe. L’innovation dans l’utilisation de cette fonctionnalité est donc venue d’un tiers, pas d’Apple. Et le plus fort, c’est que l’aspect contractuel (le covenant évoqué plus haut) est traité de la manière la plus “automatisée” possible. Pas de négociation de gré à gré : un SDK, des consignes précises à suivre (typographie, interdiction de certains sujets comme la pornographie,..), une validation rapide, le tout à distance. Le succès est aussi lié à la simplicité offerte aux développeurs. Pensez à votre dernière négo pour travailler avec un grand groupe.
Relisez ces trois “temps” et demandez-vous dans quelles activités des tiers sont autorisés à utiliser une ou plusieurs fonctionnalités essentielles d’un appareil pour en détourner l’usage et en tirer profit… ? Votre voiture ? Votre usine ? Certainement pas… C’est là la différence fondamentale entre les business traditionnels et les plateformes numériques.
À ce stade, les plus attentifs (dont vous faites sûrement partie) me feront remarquer que, depuis 2014, les revenus de l’application ont dû baisser puisque la fonctionnalité est désormais disponible “en deux clics” depuis le centre de contrôle, c’est à dire dans l’OS d’Apple. Plus besoin d’appli (ni de connexion) pour lire sous les draps.
Et c’est ainsi que nous arrivons au 4ème temps de la valse des GAFAs : la possibilité de créer une application sur la plateforme iOS ne génère aucune exclusivité pour Flashlight. Non seulement Apple peut ne pas autoriser la sortie de l’application, mais il peut quand il le souhaite créer une fonctionnalité comparable. Il bénéficie d’ailleurs pour cela de toutes les données d’usage captées par sa plateforme : qui utilise l’application, combien de fois, de quelle manière…(ils savent si vous lisez au lit un livre en anglais en écoutant de la musique sur FIP). Bienvenue dans le monde des plateformes, où des milliers de développeurs travaillent pour quelques acteurs incontournables.
Enlevez un seul des 4 “temps”, et vous perdrez la puissance et la dynamique propre aux plateformes.
2. “Donnez moi les clés de votre usine”
Maintenant vous comprenez pourquoi proposer un portail d’informations et de distribution de titres de transport ne fera pas de la SNCF le « nouvel Amazon » comme l’affirmait son PDG cette semaine [lire l’article]. De même, créer une place de marché entre vendeurs et acheteurs ne suffira sans doute pas à la FNAC pour concurrencer le géant de Seattle ou à AccorHotels pour lutter contre Expedia et Booking (mise à jour novembre 2017 : AccorHotels a finalement fermé sa place de marché). Le secret des plateformes numériques est ailleurs : elles créent un environnement contractuel, technologique et business favorable à la « multitude » pour lui permettre de créer de la valeur à l’échelle. Comme le disait le jeune Mark Zuckerberg invité à Davos en 2006 : les plateformes « fournissent aux communautés une organisation élégante pour les aider à faire ce qu’elles aiment ».
(Lire Demain community manager sera le job le mieux payé de votre entreprise)
Reprenons en détail ce qu’est une organisation élégante :
- permettre à des tiers de vendre leurs services directement à vos clients, sans négociation de gré à gré : on ne parle pas de contrat de sous-traitance ou de fourniture de services, mais de conditions générales d’utilisation, ok ?
- permettre à vos clients d’accéder à des services développés par des tiers, dans des conditions aussi aisées que vos propres services (allumer la lampe avec Flashlight est aussi simple qu’avec le centre de contrôle, la différence est que je dois télécharger l’application); l’Appstore instaure par ailleurs une compétition entre applications basée sur les notations des utilisateurs, pas sur celles d’Apple
- permettre aux tiers développeurs d’accéder de manière sécurisée et documentée à certaines interfaces et fonctionnalités critiques de votre propre appareil/service : exemple largement décrit plus haut; en revanche tout n’est pas accessible : l’accès aux données personnelles de l’utilisateur est jalousement restreint; vous ne récupérerez pas les emails et les coordonnées bancaires des utilisateurs de vos applis; même les statistiques d’usage sont parcimonieusement distribuées
- fournir des ressources attractives pour aider les tiers à créer et développer des applis et animer des communautés techniques et marketing : Apple organise des conventions, formations et supports pour les développeurs tiers
- définir des règles claires, partagées, univoque et pré-établies : le contrat que « signe » les développeurs tiers n’est pas établi de gré à gré; l’application subi un « examen » individuel avant sa publication, mais les critères d’application sont connus et partagés à l’avance.
Beaucoup d’acteurs sous-estiment le travail et surtout l’ouverture que supposent la création d’une plateforme numérique. Nous avons décrit le changement managérial et culturel qu’a représenté la création d’AWS chez Amazon (lire Naissance d’une plateforme). Peu d’entreprises sont prêtes à cette révolution qui implique d’admettre que l’essentiel de la créativité et de la puissance est à l’extérieur de l’entreprise. Concrètement, ceci signifie que vous allez faire travailler vos meilleures équipes pour des tiers. Est-ce bien le cas aujourd’hui ?
Autre sujet d’étonnement quand on analyse la stratégie des GAFAs : la co-opétion. Créer un système ouvert signifie que vos concurrents vont pouvoir l’utiliser. Les experts estiment par exemple que l’application Maps de Google est meilleure dans sa version iOS qu’Android. En clair, Google a mis ses meilleures équipes pour créer un produit qui renforce l’attractivité des appareils de son meilleur ennemi. Et Apple a créé les conditions pour que ceux-ci puissent le faire. Est-ce possible dans votre filière ?
3. Malheur aux vaincus
Difficile aujourd’hui de se passer des plateformes quand 2 milliards de personnes ont un téléphone Apple ou Android en main. Quand 80 millions d’Américains sont membres du programme Prime d’Amazon (X2 par rapport à l’année précédente).
Le patron de Nokia l’avait bien compris, lorsqu’il affirma dans un discours mémorable en 2011 : « Nos concurrents ne nous prennent pas nos parts de marché avec des téléphones; ils prennent nos parts de marché avec un écosystème tout entier ». Il utilisera devant ses troupes la métaphore de la « plateforme qui brûle » (platform burning) pour évoquer le nouvel art de la guerre imposé par Apple et Google : « la bataille des appareils est devenue maintenant une guerre des écosystèmes, où l’écosystème inclut non seulement le hardware et le software de l’appareil, mais aussi les développeurs, les applications, l’e-commerce, la publicité, la recherche en ligne, les réseaux sociaux, les services géolocalisés, les applications de tchat en ligne et beaucoup d’autres choses ». Et quand ces développeurs travaillent sur une autre plateforme que la vôtre, c’est le moment de la quitter.
(Lire notre article : Votre plateforme brûle-t-elle ?)
Aujourd’hui, le choix faustien « y aller ou pas ? » ne se pose quasiment plus pour les entreprises. Tous les medias ou presque y sont. Dans l’univers de l’entertainment, Nintendo a fini par autoriser son iconique Super Mario à rejoindre l’Appstore (vous rendez-vous compte de ce que cela signifie pour l’entreprise ?). Les fabricants d’appareils photo sont aujourd’hui dans la tourmente (lire cette excellente analyse).
Quant aux constructeurs automobiles, le patron de Daimler n’affirmait-il pas en 2015 qu’il ne voulait pas devenir le « Foxconn d’Apple » ?
Qu’est-ce qu’une plateforme numérique ? Une architecture technologique auquel s’ajoute un modèle économique et contractuel qui privilégie la croissance à l’échelle et les gains mutuels.
20 ans après les premières grandes plateformes Windows et Intel, l’hégémonie des plateformes du web est telle que la question n’est plus « y aller ou pas ? » mais : comment devenir soi-même une plateforme ? Nous espérons vous avoir donné les premières pistes pour y arriver.
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