Ce que Gutenberg nous apprend sur l’innovation
20 ans après Gutenberg, qui aurait pu prévoir les effets de l’imprimerie sur la diffusion des connaissances, l’éducation, la politique ? Or internet n’a que 20 ans, ce qui explique sans doute les difficultés que nous éprouvons à sortir de l’héritage de nos pratiques et modèles du passé.
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« Internet, ce n’est pas la dernière manière de faire la même chose, c’est la première manière de faire autrement ». Cette phrase (apocryphe ?) guide mon approche de l’innovation depuis plusieurs années. Pour moi innover ce n’est pas chercher ce que la technologie peut ajouter (ou enlever) à ce que vous faites, mais ce qu’elle pourrait changer dans votre manière de faire. Je m’explique, en trois temps.
1. Internet n’est pas la dernière manière de faire la même chose
Internet ce n’est pas la numérisation du passé
Pour beaucoup d’entreprises, internet n’est encore que la «numérisation du passé». Un site web est une plaquette corporate avec un peu d’interactivité. Une appli mobile est l’adaptation du site web pour petits écrans – avec la géolocalisation en prime. Les réseaux sociaux sont une déclinaison du marketing direct pour les jeunes – email is for grandparents. Les sites d’e-commerce reprennent les principes des distributeurs de friandises du métro, en y ajoutant les contraintes bancaires. Etc,…
Le développement de ces « nouvelles technologies» est souvent confié à des départements séparés des fonctions historiques de l’entreprise, quand ce n’est pas à des prestataires extérieurs voire à des stagiaires. Résultat : les technologies sont là mais les process changent peu : le client veut interagir via les réseaux sociaux ? Renvoyons-le vite vers un formulaire en ligne (formulaire en ligne = archétype de la «numérisation du passé»). Une information à partager dans mon entreprise ? Je vous envoie à tous un email pour vous inviter à une (longue) réunion de présentation de mon powerpoint.
Les prochaines technologies n’y pourront rien changer
Il est fort probable qu’après le PC et le mobile, les prochaines technologies – lunettes, montres, objets connectés,…- subissent le même sort : ces nouveaux équipements accueilleront de mauvaises adaptations d’applis existantes, sans offrir de réels services utiles à leurs utilisateurs. De même, vous pouvez équiper tout votre personnel de tablettes dernier cri, cela ne servira à rien si une D.S.I. tatillonne leur interdit de s’en servir comme ils le souhaitent. Au moins cela leur permettra de s’occuper pendant votre (interminable) powerpoint.
Quand stratégie numérique rime avec bazar médiatique
Conséquence directe, la « stratégie digitale » des entreprises se résume souvent en un catalogue qui mélange en vrac : objectifs et moyens, bénéfice client et performance opérationnelle, mise à niveau technologique et R&D, management et modèles d’affaires. Ajoutez à cela une pincée d’innovation ouverte, quelques termes anglais écrits bien gras, lancez le tout en grande pompe et hop ! : le tour est joué. Vous voilà dans le grand bain du numérique (pardon, du « digital »). Votre conseil d’administration est rassuré – et il a adoré le voyage à San Francisco.
Les marchands de pioches de la ruée vers l’or
Les entreprises sont encouragées dans cette voie par des professionnels du marketing (« digital », of course) plus soucieux de vendre des prestations en aval que de leur expliquer « comment faire autrement ». Circonstance atténuante (ou aggravante, c’est selon), ces agences sont les premières victimes de la «digivorisation » : leur propre chaîne de valeur a été totalement bouleversée en quelques années par les nouveaux entrants du numérique.
(pause) Pardonnez ces critiques un peu faciles. Je ne fais que relayer ce que j’entends de la part de personnes à l’intérieur même de ces entreprises et le mettre en perspective avec quelques années de ma propre expérience dans de grands groupes.
Si vous m’avez suivi jusque là, laissez-moi partager une deuxième partie plus positive, celle qui vous permettra peut-être de « faire autrement ».
2. Internet est la première manière de faire autrement
Jeff Jarvis est un journaliste américain, blogueur, spécialiste des medias. J’avais lu son excellent « What would Google Do », traduit en français en « La Méthode Google ». Il a écrit en janvier 2012 un article qui a changé ma vision de l’innovation. Cet article parle de…Gutenberg.
Avant internet, l’imprimerie
Voici un résumé de l’article en question, intitulé « Not So Fast » :
« Considérez l’époque de Gutenberg. Le livre imprimé n’a pris sa forme connue que 50 ans environ après l’invention de l’imprimerie. Les cinquante premières années, les imprimeurs imitaient les scribes, avec des caractères reproduisant l’écriture manuscrite des moines-copistes. L’invention de l’imprimerie ne servait donc au début qu’à accélérer la reproduction de manuscrits. Personne n’avait perçu les possibilités de cette invention. Personne n’avait eu l’idée de l’utilisation actuelle du caractère mobile, qui allait permettre de se passer des scribes et changer la manière de transférer du savoir ».
Jarvis fait le parallèle avec notre siècle : « regardez comment l’industrie des medias utilise le web et les nouvelles interfaces comme les tablettes tactiles : elle cherche toujours à répliquer les anciennes formes, contenus, business models, structures industrielles et contrôle. Du vieux vin dans de nouvelles bouteilles» (autrement dit : « la dernière manière de faire la même chose, voir le 1. plus haut).
Les technologies changent vite, les schémas mentaux lentement
Ce décalage n’est pas technologique : les caractères mobiles ont été inventés par les Chinois plusieurs siècles avant Gutenberg. Il est d’abord lié à la difficulté qu’éprouvent les contemporains d’une technologie à se projeter hors des schémas du passé. À l’appui de sa démonstration, Jarvis cite le travail de John Naughton, un journaliste de The Observer. John demande à ses lecteurs d’imaginer qu’ils vivent en 1472. Il leur demande d’imaginer qu’ils sont sur un pont de Mayence, chargés d’interroger des passants au sujet de ce qu’ils pensent de l’invention de Gutenberg apparue 20 ans auparavant dans leur ville.
Questions posées aux passants : « Pensez-vous que l’invention de l’imprimerie pourrait :
a. Miner l’autorité de l’Église catholique
b. Permettre la Réforme
c. Rendre possible l’avènement de la science moderne
d. Créer de nouvelles classes sociales et de nouvelles professions
e. Changer notre conception de l’enfance pour en faire une période protégée dans la vie d’une personne ? »
« L’imprimerie a eu réellement tous ces effets » nous dit Naughton, « mais il n’y avait aucune chance pour que qui que ce soit en 1472 puisse avoir imaginé la profondeur de son impact ».
Or 20 ans, c’est à peu près la période qui nous sépare aujourd’hui de l’arrivée du premier navigateur internet grand public. Penser à tout ce qui pourrait arriver ensuite relève presque de l’impossible.
3. Alors, que faire lorsque nous ne savons rien ?
Pour Jarvis la vitesse apparente des changements ne reflète que les changements visibles, ceux qui portent sur ce qu’on faisait avant. Elle cache au contraire les changements à venir, par nature beaucoup plus lents et difficilement prévisibles : « internet, je crois, pourrait bien être aussi disruptif que l’imprimerie, refondant non seulement les medias, mais presque toutes les industries et institutions sociales. Évidemment, nous ne pouvons en être sûr aujourd’hui (…). Nous devons toujours essayer d’imaginer les frontières des possibles, afin de prendre de meilleures décisions stratégiques en matière de business, de technologies, politique et l’éducation (….) À partir du moment où nous assumons qu’on a encore rien vu , nous devons chercher de plus grandes disruptions et de nouvelles opportunités. Nous devons privilégier la flexibilité, l’invention et l’imagination, afin de pouvoir pivoter quand le futur nous apparaîtra sous sa véritable forme (…). Le plus tôt nous le reconnaîtrons et nous adapterons, le mieux ce sera. La bonne attitude est de ne pas chercher à éviter le changement (ou le ralentir ou le stopper par la régulation) mais l’accélérer grâce à l’ouverture et l’investissement».
On retrouve ici certaines thèses défendues dans les deux best sellers de Nassim Taleb : le Cygne Noir et Antifragile, contemporains de cet article. Prévoir ne sert à rien dans un monde d’incertitude. Mieux vaut se préparer à l’imprévisible pour en tirer parti. Privilégier la résilience, l’exploration et l’ouverture. Sortir de ses schémas traditionnels, ne pas se fixer de limites dans l’appréhension des possibilités offertes par les technologies. C’est ce que font les pure players d’internet (en tout cas les meilleurs d’entre eux) – plus par essence, n’ayant pas d’héritage culturel et rien à perdre, que par choix. C’est ce que font depuis plusieurs décennies les GAFA, dans leur capacité sans fin à explorer, tester et croître. Dans leur culture et les valeurs qu’ils cultivent sans relâche. N’oubliez pas la devise d’un des plus grands d’entre eux, Amazon : « toujours au premier jour » : rien n’est jamais acquis, l’essentiel est à venir.
Sans doute la meilleure devise pour faire autrement.
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Mise à jour 18 février :
Cet article a été publié dans Industrie et Technologies (l’Usine Digitale) : ici
Jeff Jarvis lui-même l’a posté sur son compte twitter !
Ce que Gutenberg (et l’imprimerie) nous apprennent sur l’innovation à l’ère numérique http://t.co/jcHSNQqYZb
— Jeff Jarvis (@jeffjarvis) 18 Février 2015
Ressources pour aller plus loin :
L’article intégral de Jeff Jarvis à lire ici
La vision d’Amazon, lire notre article ici
La vision de Google, lire les 8 piliers de l’Innovation : ici
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