Out of The Box

Sans lui, pas de T-shirt bon marché ni d’ananas frais. Peu connu et peu étudié, le container a pourtant façonné le monde tel que nous le connaissons. Nous vous proposons l’analyse d’une des plus grandes innovations du siècle dernier, pour mieux comprendre celles qui nous attendent.

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Au hasard des échanges sur les réseaux sociaux, un urbaniste nantais m’a transmis récemment un article de son blog sur…le container. Oui, le container, la grosse boîte en métal qui s’empile comme des briques de Lego. D’abord intrigué, j’eu le pressentiment de tenir là un élément essentiel en matière d’innovation. Je ne pensais pas pour autant tomber sur l’un des meilleurs livres d’économie jamais lu.

The Box, de Marc Levinson, décrypte avec beaucoup d’acuité l’avènement du container (en anglais, box) de 1956 à nos jours. Contrairement au micro-processeur ou à l’électricité, le container ne représente pas en soi une technologie de rupture. Sa puissance repose entièrement sur son potentiel de modularité et de « scalabilité ». Utilisé seul, il présente peu d’intérêt. Mais empilé, partagé par l’ensemble de l’écosystème, son utilité croît de manière exponentielle. En cela, il est proche du téléphone ou des plateformes de services dont la valeur croît avec le nombre d’utilisateurs (lire : Qu’est-ce qu’un modèle économique scalable ?)

L’ouvrage explique ainsi comment un simple parallélépipède en métal de 6 mètres de long et 2,5 mètres de côté a totalement bouleversé la logistique, mais aussi l’industrie, le commerce, la consommation et la manière même dont nous concevons notre planète aujourd’hui. En baissant de 96% le coût du transport d’un point à l’autre de la planète, il a multiplié par cinq les importations des pays développés, fait de l’Asie le fournisseur de notre quotidien et transféré des millions d’emplois d’un continent à l’autre. Indirectement, le container a aussi façonné nos territoires, changé la sociologie de certaines villes et modifié nos modes de consommation.

Alors que l’on parle désormais d’ « innovation disruptive » à propos de la moindre appli bancaire, disposer d’une analyse pointue des effets de 50 années d’une – véritable – technologie de rupture n’arrive pas tous les jours. De quoi mieux comprendre la manière dont se diffusent ces innovations, et mieux anticiper celles à venir.

L’innovation n’apparaît pas par magie

Les historiens de l’innovation adorent les aha moments , ces révélations qui toucheraient subitement les inventeurs, comme par exemple la chute d’une pomme sur la tête d’Isaac Newton. Ainsi, le container aurait vu le jour en avril 1956 lorsqu’un entrepreneur, Malcolm Mc Lean (photo), expédia 58 boîtes de métal de ses camions vers un navire spécialement équipé, l’Ideal X. La réalité est sensiblement différente.

Jusqu’aux années 60, expédier des marchandises sur de longues distances était une gageure. Le fret devait passer entre plusieurs mains, impliquant une douzaine d’intermédiaires. Le container apparut comme une solution miracle : un seul chargement de marchandises au départ de l’usine, aucune ouverture ni transbordement avant d’arriver directement chez le client. Fini les risques de vols, perte et endommagement. Le coût du transport, jadis calculé sur la valeur des marchandises transportées, serait simplifié et donc maîtrisable.

source : Docker

Mais encore fallait-il que l’ensemble de la chaîne de transport (navires, grues, wagons, camions, entrepôts…) s’adapte elle aussi à ce nouveau standard. Un seul maillon de la chaîne inadapté et tous les effets de la standardisation disparaissaient. Il a fallu en réalité plusieurs décennies pour que des standards de taille – 10, 20, 40 pieds de long – , de forme et d’accroches soient définitivement adoptés à grande échelle. On est loin du aha moment.

Le container a plutôt représenté un handicap pour ses premiers utilisateurs. Les navires, les grues, les trains et camions étaient conçus pour du « vrac ». Transporter un container représentait une complexité plus grande pour les dockers et manoeuvres des ports. Le container nécessitait aussi une vision de bout en bout peu présente dans une activité habituée à avancer « pas à pas ».

De plus, les acteurs en place ont logiquement été les premiers opposants à cette nouvelle technologie qui les menaçaient directement. L’auteur décrit en détail comment les dockers et leurs syndicats, soutenus par les politiques, se sont opposés avec ardeur au développement des containers. Pire, ils ont poussé au réaménagement des ports pour favoriser le « vrac », entraînant la désaffection des chargeurs déjà agacés par les grèves à répétition.

Seul l’acharnement d’entrepreneurs comme Malcolm Mc Lean a permis de construire ex nihilo des terminaux entièrement dédiés aux containers. De multiples innovations « incrémentales » concernant les interfaces, les grues, les manoeuvres, le planning,…ont du être inventées de toutes pièces pour y parvenir.

À partir des années 90, le développement de l’informatique, des capteurs et de la robotique ont trouvé dans la logistique un terrain de jeu mondial. Les plus grands ports – ci-dessus Busan en Corée – traitent désormais jusqu’à 40 000 containers par jour. Les chauffeurs de camions y sont parfois les seuls humains présents.

Que peut-on retirer de ce récit ?
Derrière la « courbe en J » utilisée fréquemment pour représenter la progression exponentielle des innovations de rupture (pensez à toutes les prévisions sur les objets connectés ou les voitures autonomes) se cachent en réalité une série de « courbes en S » qui représentent les chemins sinueux qu’empruntent ces innovations confrontées au marché.
Le livre raconte en détail ces « S » qui ont jalonné l’histoire du container : adoption dans certains ports, interdictions dans d’autres; blocages syndicaux, lobbying, concurrence, crise pétrolière, traités internationaux,…La longue route de l’innovation.

Schumpeter est au bout de la grue

Victor Hugo écrivait que « rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue ». Une fois qu’elles ont atteint leur masse critique, les innovations de rupture changent définitivement le marché qu’elles pénètrent. Il en fut ainsi pour le container.

Le coût du transport (quelques centimes pour un T-shirt) n’est plus une barrière à l’entrée sur un marché. Alors qu’il y a à peine 50 ans le monde était rempli de fabricants locaux, ceux-ci ont cédé leur place aux chaînes, distributeurs et centrales qui s’approvisionnent sur plusieurs continents. Regardez d’où vient la nourriture dans votre frigo…

La baisse du coût de ces produits a augmenté le pouvoir d’achat dans les pays importateurs, favorisant l’émergence d’une classe moyenne aux comportements de consommation standardisés. Le niveau de vie s’est également élevé dans les pays exportateurs, créant de nouveaux marchés mondiaux. Le container est la nouvelle Ford T.

Le monde entier est devenu une usine distribuée. Le capital étant plus mobile que le travail, rien n’est plus simple que de délocaliser une usine : il suffit de décrocher un maillon de la chaîne de fabrication pour le raccrocher ailleurs et le tour est joué. La logistique fera le reste. Les produits Nike arrivent par container d’Asie à Laakdal au Sud d’Anvers, où ils sont emballés et étiquetés pour chaque pays cible en Europe, vers où ils sont expédiés en train ou camion.

Le container change aussi les territoires. Depuis le 13ème siècle les ports puissants étaient situés à proximité immédiate d’un riche hinterland. Jusqu’à un quart de la population travaillait sur ceux de New York ou Amsterdam. On y trouvait aussi des marchés, des grands magasins, des assureurs, commerçants, chargeurs,… Les nouveaux ports comme Felixstowe, Busan ou Jebel Ali n’ont pas besoin de proximité géographique avec les villes. Ils s’installent là où l’espace est abondant et peu cher.

Les populations des quartiers portuaires exerçaient des métiers directement liés aux activités maritimes : dockers, grutiers, manœuvres mais aussi cafetiers, hôteliers et « filles de joie ». L’économie locale vivait au rythme des fortunes de mer et décisions d’armateurs. L’avènement du container a réduit le personnel portuaire au minimum. Le passage des navires est prévu à l’heure près. Les revenus sont devenus réguliers et prévisibles. Conséquence : les rares dockers ont déménagé en périphérie pour mener une vie presque similaire aux autres habitants. La vie a quitté les quartiers portuaires. Désormais inutiles, ils sont autant de friches que les villes cherchent à valoriser pour des activités touristiques ou de services.

Quel est le « container » de votre business ?

Le livre analyse enfin la résistance au changement. Des dockers aux chargeurs, les USA ont fait preuve d’un protectionnisme impressionnant pour défendre les intérêts des acteurs en place. Leur acharnement à faire perdurer le status quo n’a eu d’égal que leur incapacité à intégrer des changements pourtant inéluctables. Malcolm Mc Lean lui-même, pourtant fer de lance du container, sera dépassé par l’accélération de ces bouleversements dans les années 80. En matière d’innovation, la résistance conduit à l’aveuglement.

L’histoire du container nous incite à nous interroger sur les prochains standards et technologies capables de passer à l’échelle. Quels sont les maillons manquants qui bloquent votre activité ? Quelles sont les frictions et les ruptures qui pénalisent votre production et votre distribution ? Quelles seront les technologies capables d’y remédier ? Quelles conditions doivent être réunies pour leur permettre de s’imposer ?

Les champions de demain n’auront peut-être pas les bateaux les plus gros et les plus rapides, mais ils auront sans doute adopté les premiers le container de leur business.

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