Amazon, l’Empire Invisible (2/2)

Suite et fin de notre décryptage de l’organisation et du business model d’Amazon. L’entreprise a systématisé l’ouverture de ses composantes à l’extérieur, faisant de chaque « brique » interne un service utilisable par des tiers. Après le programme de fidélité et la boutique en ligne, nous étudions comment Amazon a ouvert ses infrastructures logistiques et informatiques. Cet exemple de décentralisation radicale reste unique en son genre, surtout à cette échelle. Un modèle pour toutes celles et ceux qui veulent réussir à l’ère d’internet.

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Suite et fin de l’article. La première partie est ici Lien

Elle présentait en 1. le programme de fidélité Prime et en 2. le site e-commerce et sa place de marché intégrée. Nous abordons maintenant les deux « couches » suivantes de l’empire Amazon : la logistique et les systèmes d’information. Peu visibles du public mais ô combien cruciales et rémunératrices.

3.“Expédié par Amazon” : ce qui est à toi est à moi, ce qui est à moi est à toi

Amazon est aussi un géant de la logistique. Rien qu’aux USA, l’entreprise compte 350 entrepôts (appelés Fullfilment Centers) sur 14 millions de m2. En France, elle a déjà 11 sites représentant 370 000 m2 et 6 500 salariés. Après le rachat du roboticien Kiva en 2012, Amazon a fortement automatisé ses entrepôts avec 75 000 robots (pardon pour tous ces chiffres).

Plus récemment, l’entreprise a acquis une flotte de 40 avions siglés “Prime Air” et investi 1,5 milliard dans un “hub aéroportuaire” au milieu du Kentucky. Cette flotte viendra rejoindre les camions et même bateaux déjà acquis par Amazon.

Amazon aurait pu se contenter de profiter pour elle seule de l’avantage compétitif que représentent ses capacités logistiques. Mais non, vous l’aurez deviné, la stratégie de plateforme développée sur le web s’applique également aux “actifs physiques” de l’entreprise. Depuis 2009, n’importe quelle entreprise peut adhérer au programme “Fullfilment By Amazon” (“Expédié par Amazon”) pour confier le stockage, la préparation des commandes, l’emballage, l’expédition, le service client et la gestion de retours de leurs produits à Amazon.

Le plus petit e-commerçant “seul dans son garage” peut démarrer son activité sans coût fixe. Il n’est même pas nécessaire de vendre ses produits sur Amazon.com pour bénéficier du programme F.B.A. (edit : en France il faut vendre sur Amazon.com). Enfin, last but not least, Amazon ne sélectionne pas les bénéficiaires de son programme. Des concurrents peuvent l’utiliser, tant qu’ils remplissent les conditions requises. Bienvenue dans le monde des plateformes ouvertes.

Lire : S’il te plaît dessine-moi une plateforme numérique

Là encore, n’y voyez pas de la philantropie mais une véritable stratégie de conquête et de rétention. Cette offre renforce l’attractivité globale des services d’Amazon de plusieurs manières :

  • des revenus additionnels et le lissage des « creux » de l’infrastructure
  • de nouveaux clients, qui sont incités à consommer d’autres services de la marque (cross-  et up- selling)
  • de précieuses données sur les usages, tendances,…y compris sur des concurrents
  • des services auparavant “internes” désormais évalués avec des indicateurs de performance du marché.

Ce dernier point nous semble le plus important car il touche à la culture particulière d’Amazon. L’entreprise est “pilotée par la donnée” (data driven company) : chaque décision est mesurée, testée et évaluée dans la transparence à l’aide de métriques partagées. Or, quelles sont les métriques pertinentes pour évaluer la performance d’un service interne à votre entreprise ? Celles produites par ce service ? Par un auditeur externe ? Avec l’ouverture de chaque “brique”, Jeff Bezos impose une évaluation systématique de son entreprise par le marché. Si la brique est utilisée des tiers, c’est qu’elle est performante. Dans le cas contraire, le management bénéficie de données incomparables pour découvrir ses propres points faibles. Cette “boucle d’évaluation” (feedback loop) est un formidable outil managérial. C’est aussi un avantage compétitif très difficile à reproduire par la concurrence.

Les revenus additionnels générés aujourd’hui par les commissions de la marketplace + les services effectués pour des tiers sont estimés à 25% du chiffre d’affaires global d’Amazon. L’ouverture des actifs sous-utilisés a du bon.

4. Amazon Web Services : la boîte à outil de l’économie numérique

Amazon Web Services est comme son nom l’indique un ensemble de services en ligne pour aider les développeurs à créer, tester et développer leurs propres applications numériques.

La légende veut qu’AWS aurait été lancé pour “écouler” les excédents de capacité de son système informatique dimensionné pour les pics de ventes de Noël. C’est un peu court.

Nous avons raconté dans Naissance d’une plateforme la genèse et la philosophie d’Amazon Web Services. Jeff Bezos a voulu avec AWS résoudre plusieurs problèmes :

  • attirer à lui les développeurs du monde entier pour qu’ils créent des services utilisant non seulement les infrastructures, mais aussi les standards et les produits d’Amazon
  • supprimer les goulets d’étranglement internes en imposant à l’entreprise de s’organiser autour d’une architecture orientée services basée sur AWS.

Amazon est devenue une tech company grâce à AWS, se mettant à travailler avec des milliers de développeurs dans le monde. En interne l’obligation d’utiliser AWS pour tous les échanges a mis chaque partie de l’entreprise « en tension ». Elle a forcé l’entreprise à résoudre d’innombrables challenges techniques, ce qui a profité en retour aux clients d’AWS.

Qu’est-ce qu’ une architecture orientée services ?

Dans les 10 premières années d’AWS, Amazon a systématiquement reconstruit chaque outil interne comme un service externe consommable par l’extérieur. Techniquement cela passe par des APIs et des systèmes ouverts et partagés. Fini les échanges de bases de données plus ou moins standardisées au bon vouloir des chefs de services. Tout le monde travail sur les mêmes bases, utilise les mêmes ressources et améliore l’automatisation de chaque tâche. Jetez un oeil à l’impressionnante documentation disponible sur AWS : de multiples tutoriaux, vidéos, forums, FAQ,…bien peu d’entreprises disposent de pareille ressource EN INTERNE.

 Exemple : Amazon Connect sur AWS est un centre de contact client basé sur le cloud utilisable en self-service. Il est basé sur la même technologie que les propres call centers d’Amazon.

Pour mettre en place cette architecture, la détermination (certains ajouteront : la paranoïa) de Jeff Bezos n’a pas suffi. Ce qui a vraiment permis à Amazon de réaliser cette tranformation tient dans une expression un peu imagée : le dogfooding (qui pourrait se traduire par : manger la nourriture de son chien). Le fait que les produits créés pour les clients doivent être utilisés par les membres de l’entreprise n’est pas une mince révolution. Attention on ne parle pas de jouer les béta-testeurs pendant 2 mois pour faire plaisir à la Direction de l’Innovation. On parle d’utiliser très exactement en interne les mêmes services et technologies qui sont vendues à l’extérieur. Les équipes internes d’Amazon sont devenues les premiers et meilleurs clients des solutions de l’entreprise. 

(À ce stade, vous devez vous demander si c’est le cas aussi dans votre entreprise, ou bien je fais mal mon boulot)

Cette décision a eu un triple effet vertueux sur l’entreprise :

  • obligés de livrer des services à leurs propres collègues, les ingénieurs ont du redoubler de rapidité et d’efficacité
  • les collègues devenant premiers et meilleurs clients (et n’ayant pas d’autres choix), leur feedback a représenté une source d’informations précieuses
  • un produit conçu comme cela est par définition plus facile à ouvrir à l’extérieur. CQFD.

Par cette décentralisation radicale, Amazon semble avoir trouvé une solution systémique qui maintient à la fois un avantage compétitif sur la concurrence et un vaccin contre l’inefficacité. Elle lui permet de mesurer sa « valeur marché » dans des dizaines de domaines auparavant invisibles du public. D’améliorer ce qui marche, réparer ce qui ne marche pas, tuer le reste. L’entreprise devient un produit, qui plus est quasiment impossible à répliquer pour ses concurrents. Surtout, elle peut croître quasiment à l’infini, ajoutant de nouvelles briques au système existant, sans modifier ledit système. Qui peut en dire autant ?

5. Et maintenant ?

Comme l’analysait très bien Benedict Evans dans son article récent “The Amazon Machine”, la machine qui fait la machine est aussi importante que la machine elle-même. Le système construit patiemment depuis 20 ans est en réalité une machine à délivrer du service à l’échelleAmazon est composée de plusieurs centaines d’équipes de petites tailles, décentralisées et atomisées, qui travaillent à l’aide de systèmes communs standardisés. L’usage des plateformes est obligatoire, les métriques sont transparentes et partagées. Pas besoin de réorganiser les équipes à chaque nouveau produit, de demander des permissions d’accéder à des bases de données pour prendre une décision. Tout est déjà partagé et standardisé. Seuls les accès sont à ouvrir ou fermer. La capacité de croissance semble dès lors infinie. Celle de supprimer un service ou une activité indolore.

Par conséquent les challenges futurs qui attendent l’entreprise doivent être analysés au regard de ce que permet cette culture et cette organisation si particulières.

En rachetant de Whole Foods Market pour 14 milliards de dollars Amazon a-t-elle acquis un nouveau canal de distribution et de nouveaux clients ? Ou a-t-elle plutôt acquis des vendeurs (producteurs, artisans, restaurants,…), des capacités de stockage et bases logistiques (les magasins) et une base d’approvisionnement pour de nouveaux services (livraisons aux particuliers, aux entreprises, aux restaurants) ? Vous voyez où je veux en venir…

Dans la même veine, l’ouverture d’Amazon Go, les magasins sans caisse, signifie-t-elle qu’Amazon se lance dans le commerce physique ? Ou qu’elle cherche simplement à tester en conditions réelles des outils et services qui seront proposés ensuite à tous les commerçants qui le souhaitent ? Croquer un bout de chaque activité économique, souvenez-vous en.

Enfin, n’oublions pas la formidable capacité d’Amazon à « dégrouper » ses actifs. Avec Alexa et son écosystème de solutions pour l’internet des objets, que vend Amazon ? Un concurrent de Google Home ou un accès à ses extraordinaires capacités d’intelligence artificielle développées pour ses propres solutions ? En retour, l’utilisation par des tiers d’appareils connectés à Alexa sera un moyen pour Amazon d’améliorer ses propres services et d’infiltrer (pardon, de se rendre indispensable dans) de nouveaux domaines. L’exposition d’APis incitant les développeurs tiers à créer des skills, sortes de petits programmes basés sur Alexa, parachèvera le travail. Plus de 15 000 skills ont déjà été développées par des tiers, ce qui améliore l’offre globale d’Alexa,…(vous connaissez maintenant bien la musique).

Bref, j’espère que ces explications sur le système Amazon vous ont semblé claires, et qu’elles contribueront à rendre un peu plus « visibles » la stratégie et le modèle si particuliers qu’elle a développés. Les imiter ne sera pas simple, mais les comprendre est un bon début.

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Lire ou relire la première partie de l’article : Lien

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Notre recherche pour ces deux articles s’est appuyée sur ces excellentes publications :

Why Amazon is Eating the World. Techcrunch

The Amazon Machine. Benedict Evans

Amazon to buy Whole Foods Maket in a deal valued at 13.7 billion. Washington Post

Amazon’s New Customer. Stratechery

Un article qui détaille l’ensemble des infrastructures logistiques d’Amazon dans le monde. Lien

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